La victoire de l'équipe de France en coupe du monde, la violence des bandes dans les banlieues... La vie des groupes fait parfois les titres de l'actualité. Selon le tour que prennent ces événements, les représentations que l'on se fait du groupe seront, soit positives et idéalisées, soit au contraire négatives.
Avant d'être un objet scientifique, le groupe est en effet un objet de croyances. Le nous idéal est un groupe dont l'action surmonte les impuissances individuelles - « l'union fait la force » - par la mise en commun des énergies, des enthousiasmes, des capacités, et grâce à la solidarité entre les membres. Mais quand le groupe n'est pas idéalisé, il fait peur. L'individu redoute d'y être contraint, malmené, nié, entraîné malgré lui. De façon plus large, transparaissent couramment à son égard méfiance et suspicion. Les connotations péjoratives présentes dans les termes de sectes, clans, bandes, gangs, cliques sont associées dans l'imaginaire collectif à l'idée de secret, de conspiration, de violence, de transgression. Le groupe devient alors une menace.
La force des croyances à propos du groupe n'en rend pas aisée l'investigation scientifique. Malgré la nécessité théorique de distinguer le savoir scientifique du sens commun, les représentations et les croyances ordinaires imprègnent le discours scientifique. Peut-être est-ce là une des raisons des crues et des décrues de l'engouement pour l'étude des groupes, particulièrement sensibles en psychologie sociale. Les petits groupes et l'étude des processus qui s'y déploient ont pourtant constitué l'un des socles fondateurs de cette discipline.
Comment définir le groupe ?
Quand il est question de définir le groupe, on s'accorde plus volontiers sur des définitions négatives (ce qu'il n'est pas) que sur des définitions affirmatives. Il est ainsi classique de signaler que tout regroupement de personnes ne constitue pas forcément un groupe, qu'il peut se réduire à un agrégat, c'est-à-dire à un ensemble d'individus unis par la simple proximité physique, mais sans liens entre eux, comme par exemple dans une file d'attente. Si le groupe se différencie d'une simple collection de personnes, ce ne peut être que par l'établissement d'une ou plusieurs liaisons entre elles. Un premier type de lien est imaginaire : c'est parce que les désirs et les rêves des membres entrent en résonnance que le groupe se forme. Un autre grand type de lien dérive de la technique, de procédés ou de savoir-faire partagés qui créent des liens fonctionnels entre les personnes. Le psychanalyste français Didier Anzieu, à la suite de son collègue anglais Wilfred R. Bion, s'est attaché à montrer l'enchevêtrement des dimensions imaginaire et technique dans toute activité collective (1). La liaison se constitue également par l'adhésion commune à un système de valeurs. Si ce type de lien est particulièrement explicite dans les groupes confessionnels par exemple, en fait, il existe dans tous les groupes par le biais du système de normes qui les régit. Il n'y a pas de groupe sans normes, et réciproquement, les normes sont produites par des collectifs.
Ainsi, l'agrégat des personnes qui forment cette file d'attente au bureau de poste se transformera en groupe lorsque, se mettant à interagir entre elles, ces personnes échangeront leurs représentations du service public et s'organiseront pour engager ensemble une action de contestation visant à obtenir que plus de guichets soient ouverts. C'est donc dans l'interdépendance de ses membres qu'un groupe se forge. Encore faut-il bien voir que cette interdépendance implique une triple détermination, fonctionnelle, normative et imaginaire. Ce constat s'applique à toute une série de situations (prise d'otages, panne d'ascenseur, etc.) qui semblent transformer brusquement une collection d'individus hétérogènes en un collectif capable d'une action commune.
Dans ce qui précède, le groupe a été défini par l'interaction et l'interdépendance, c'est-à-dire défini de l'intérieur. Or, ce qui se passe dans un groupe, la manière dont il se forme s'organise et se structure, dépendent pour une bonne part de ce qui se passe à l'extérieur du groupe, et en particulier de ses rapports avec d'autres groupes (2). C'est ce qu'a magistralement démontré le philosophe Jean-Paul Sartre, dans son analyse de la Révolution française (3). Sans la famine, explique-t-il, ce groupe (des insurgés) ne se serait pas constitué. Mais d'où vient qu'il se définisse comme organe de lutte commune ? Pourquoi ces hommes ne se sont-ils pas disputé les aliments comme des chiens, comme il arrive parfois ? C'est l'encerclement de Paris par les troupes du roi qui a transformé la horde des affamés en groupe. Et c'est contre un autre groupe, le gouvernement qui tentait une politique de force, contre « les dragons » que le peuple de Paris s'est armé.
On le voit, le groupe ne peut être défini sans rapport d'extériorité. C'est particulièrement frappant dans l'analyse sartrienne, où la délimitation du groupe est figurée concrètement par l'encerclement. Mais tout groupe s'établit en rapport avec d'autres groupes, et définit son fondement, son identité, sa raison d'être, même si ce n'est pas immédiatement apparent. Ainsi, à La Poste, la transformation de la file d'attente en groupe s'opère par rapport à une autre entité, aux intérêts antagonistes, l'entreprise publique La Poste qui cherche à faire des économies. Dans une entreprise, le groupe des grévistes s'oppose aux non-grévistes.
Certes, le processus de différenciation grâce auquel un groupe se forme par rapport à d'autres n'est pas forcément aussi conflictuel que dans les exemples évoqués, mais il est toujours à l'oeuvre. Le groupe des femmes se constitue par rapport aux groupes des hommes, des gens du troisième âge regroupés en association revendiquent leur droit à la sexualité en référence aux plus jeunes, etc. On le voit, les caractéristiques du groupe, ses finalités, ses enjeux n'acquièrent de signification que dans la confrontation, la comparaison avec d'autres groupes et les évaluations qui en découlent.
La découverte des motivations sociales
C'est incontestablement à l'issue des résultats de l'étude d'Elton Mayo à la Western Electric (4) que le groupe est devenu un objet d'étude privilégié de la psychologie sociale. On est à la fin des années 20 aux Etats-Unis, les principes du management scientifique de Frederick W. Taylor sont appliqués dans les grandes entreprises, caractérisées par le développement récent de la production en grande série. Ces principes consistent en un immense effort de rationalisation du travail, rendu d'autant plus nécessaire que le travailleur est considéré comme un être non rationnel. Puisqu'il n'a que des motivations économiques (gagner de l'argent), on ne peut pas compter sur ses conduites spontanées au travail qui le conduiraient plutôt à la flânerie. Il faut donc rationaliser le travail par l'analyse rigoureuse des tâches et l'établissement de règles qui suppriment tout imprévu.
C'est dans ce contexte qu'après une première étude non concluante, des chercheurs supervisés par E. Mayo étudient à la Western Electric, à Hawthorne près de Chicago, des facteurs susceptibles d'améliorer le rendement, comme l'amélioration de l'éclairage, la mise en place de pauses, etc. Comme d'autres à cette époque, E. Mayo, qui a fait des études de médecine et de psychologie en Ecosse et en Angleterre, pense que ce sont les conditions matérielles de travail qui peuvent expliquer la fatigue, l'absentéisme, les accidents du travail et le mauvais rendement. Quel n'est donc pas son étonnement lorsqu'il constate auprès des ouvrières sujets de l'expérimentation, installées dans une pièce spéciale à cet effet, que l'amélioration du rendement est indépendante de l'amélioration des conditions de travail. Ainsi, lorsque les conditions de travail initiales sont rétablies (baisse de l'éclairage, suppression des pauses, etc.), la productivité reste à son plus haut niveau ! Les ouvrières, elles-mêmes étonnées, attribuent ce constat à l'établissement de bonnes relations à l'intérieur du groupe qu'elles ont formé, ainsi que vis-à-vis de la direction. E. Mayo reprend à son compte ces explications et les théorise.
Ce ne sont donc pas les conditions matérielles, mais la constitution d'un groupe solidaire avec un bon climat qui explique l'amélioration du rendement ! Cela signifie en particulier que les travailleurs n'ont pas que des motivations économiques, mais aussi sociales, telles que développer des relations cordiales, devenir visible aux yeux des autres, obtenir de la considération, de la reconnaissance, développer un sentiment d'appartenance. Et c'est justement dans le cadre de petits groupes que cela est rendu possible ! En effet, c'est en se constituant comme le groupe des volontaires pour l'expérimentation que ces ouvrières ont satisfait ces motivations. D'une part, elles ont développé entre elles une vraie camaraderie et des liens de solidarité. D'autre part, leur groupe est repéré et leur attire du prestige, tant des autres ouvrières de l'usine que de la direction. D'ailleurs, ce dont se rend compte E. Mayo dans la suite de l'étude dans d'autres ateliers de l'usine, c'est que lorsque l'organisation formelle de l'entreprise ne permet pas de satisfaire ces motivations sociales, les travailleurs créent sur la base d'affinités des groupes informels dans lesquels cela devient possible. Et c'est bien plus en qualité de membres d'un groupe qu'en tant qu'individus qu'ils réagissent (positivement ou négativement) aux injonctions de la direction, aux normes de l'entreprise.
Voilà comment fut découvert, par hasard, l'impact de l'appartenance à un petit groupe et l'influence du groupe sur les comportements de ses membres. Le mouvement des relations humaines se développa à la suite de cette découverte et se donna un double objectif théorique et pratique. D'une part, mettre en évidence et conceptualiser les différents phénomènes et processus de groupe. D'autre part, développer des interventions dans les organisations pour mettre à profit les découvertes faites à Hawthorne. Pour améliorer la vie et la productivité de l'entreprise, il s'agissait en particulier d'apprendre à la hiérarchie à tenir compte du facteur humain, en distribuant des renforcements sociaux, en faisant participer les salariés à l'élaboration de décisions les concernant, en organisant les équipes de travail sur le modèle de groupes cohésifs. Ce mouvement a été à juste titre critiqué pour son angélisme et sa non-prise en considération de la dimension nécessairement conflictuelle du monde du travail, où se côtoient des groupes et des personnes aux intérêts antagonistes.
Un système d'interdépendance
Kurt Lewin (5), l'un des fondateurs de la psychologie sociale moderne, a profondément orienté l'étude des groupes. Sa théorie repose sur un principe gestaltiste : un tout est autre chose que la somme de ses éléments, et c'est la manière dont ces éléments s'agencent et se structurent entre eux, et non leurs caractéristiques intrinsèques, qui le caractérise. Dans cette perspective, le groupe a une réalité propre. Non réductible à la somme des individus qui le composent, il forme un système d'interdépendance.
Les principaux éléments du groupe sont les membres bien sûr, mais pas seulement. Il y a aussi les buts du groupe, ses valeurs, ses normes, ses modalités de communication et de commandement, les statuts et les rôles des participants. Enfin, la manière dont ces différents éléments sont perçus par les participants, les représentations qu'ils en forgent, font aussi partie des différents éléments interdépendants d'un groupe, de sorte que si l'un d'eux vient à varier, les autres varieront aussi. Lewin a cherché les preuves empiriques de cette analyse théorique en tentant de vérifier expérimentalement l'hypothèse suivante : en modifiant le style de commandement dans un groupe, on modifie son climat, en particulier le taux d'agressivité qui s'y développe. Autrement dit, si l'élément « style de commandement » varie dans un groupe, alors l'élément « climat » variera également. En 1939, K. Lewin et ses collaborateurs Ronald Lippit et Ralph K. White ont pu ainsi mettre en évidence que, lorsque les groupes d'enfants sur lesquels ont eu lieu l'expérience étaient dirigés de manière autoritaire, cela produisait un climat soit très agressif, soit apathique. Quand le style de commandement était de type « laisser-faire », on constatait toujours une grande agressivité. Quant au style de commandement démocratique, c'est lui qui provoquait le moins d'agressivité. K. Lewin voulait démontrer que les résultats observés étaient bien des phénomènes de groupe, et que l'on ne pouvait les attribuer à des facteurs personnels, c'est-à-dire aux traits de personnalité des adultes qui commandaient, et/ou des enfants qui participaient à l'expérience.
La conception lewinienne du groupe met donc en lumière des processus spécifiques, qui ne peuvent être déduits de la seule psychologie individuelle ni étudiés au seul niveau des individus. Cette approche théorique a ouvert la voie à l'étude des facteurs constitutifs de la structure des groupes (réseaux de communication, hiérarchie des rôles et des statuts) et à la saisie de phénomènes collectifs comme le climat, la cohésion, le moral, la normativité des groupes.
Peut-on résister à l'influence du groupe ?
Même si vous faites partie de ces personnes qui se sentent autonomes, libres d'esprit et non influençables, il vous est arrivé de vous ranger, à votre corps défendant ou non, à l'avis d'un groupe ou de ce que vous avez ressenti comme tel. Cette adhésion plus ou moins forte, ou plus ou moins feinte, et qui concerne aussi bien les pensées, les opinions que les conduites, recouvre deux phénomènes différents : la normalisation (6) et le conformisme (7).
La normalisation renvoie à des situations assez floues, dans la mesure où aucune norme n'existe à leur propos, et celles-ci vont progressivement être créées, par tâtonnements successifs et influence mutuelle. Par exemple, dans ce groupe avec lequel vous faites depuis peu de la musique, il devient clair pour tous les participants qu'un retard d'un quart d'heure est acceptable, jusque-là personne ne dit rien, mais pas plus. Inutile d'ailleurs d'arriver à l'heure exacte, car personne n'est là et vous attendez bêtement. De même, tous les participants ont pris l'habitude de faire une pause au bout de deux heures, et de grignoter alors ce que chacun à tour de rôle apporte. Cela s'est fait petit à petit. Quand, lors d'une des premières séances, un de vos camarades a mis sur la table des paquets de chips pour tout le monde, vous vous êtes dit que, la prochaine fois, vous amèneriez quelque chose. Et comme vous n'avez pas été le seul à le penser et à le faire, cela est devenu une habitude, une norme de fonctionnement.
Le conformisme, lui, concerne des situations où une norme existe déjà, soutenue par la majorité du groupe. Qu'est-ce qui peut amener un individu à modifier ses opinions ou ses comportements pour les mettre en accord avec ceux prônés par la majorité ? En 1958, le psychologue social Herbert C. Kelman a mis en évidence trois raisons :
- On peut se conformer par complaisance : le conformisme est alors utilitaire, il n'atteint pas les croyances profondes de l'individu, il lui permet seulement de ne pas se faire remarquer, de ne pas avoir de problèmes.
- On peut se conformer par identification : il importe dans ce cas de préserver des relations positives avec un groupe auquel on tient. On se conforme parce que l'on s'identifie à ce groupe et que l'on veut plaire à ses membres. On parle alors d'influence normative. Son enjeu est l'acceptabilité sociale.
- On peut se conformer par intériorisation : le contenu évoqué par la majorité est alors intériorisé au point que l'individu, convaincu par ce qu'il a entendu ou vu, n'a pas l'impression de se conformer mais d'adhérer de son plein gré. C'est notamment quand la majorité a une haute crédibilité que ce type de conformisme se développe.
Quoi qu'il en soit, du seul fait qu'elle existe, la majorité exerce une pression à se conformer, comme l'a bien montré l'expérience de S.E. Asch, dans laquelle les sujets avaient à évaluer les tailles de bâtonnets. C'était une tâche très simple, facile, sans aucune ambiguité. Le hic, c'est que les sujets effectuaient cette évaluation après avoir entendu plusieurs compères de l'expérimentateur donner des réponses fausses. Un nombre significatif des sujets se conforma à l'opinion de la majorité, en adoptant les réponses erronées ! Ils exprimèrent après l'expérience leur malaise de s'être trouvés dans une si troublante situation : d'abord persuadés qu'ils avaient raison, puis progressivement ébranlés par la constance des réponses de la majorité.
Mais la résistance à la pression majoritaire n'est-elle pas envisageable ? Plusieurs cas peuvent se présenter. Ainsi, par exemple, vous avez osé affirmer votre point de vue opposé à celui de la majorité après vous être aperçu qu'il y avait quelqu'un dans le groupe qui pensait comme vous, c'est-à-dire que vous avez bénéficié d'un « support social »(8). Ou bien, le fait de vous être opposé à l'avis majoritaire a provoqué votre rejet du groupe (9). Ou encore, non content de vous être opposé à la majorité, vous n'avez eu de cesse de la convaincre de la justesse et du bien-fondé de votre point de vue. A la condition d'avoir développé vos arguments de manière consistante, convaincue et calme à la fois, sans dénigrer les membres de la majorité, vous êtes parvenu à vos fins et ils ont fini par renoncer à leur point de vue pour adopter le vôtre ! Dans ce cas, vous avez agi comme un minoritaire actif (10).
On le voit, même si ce n'est pas évident, il est possible non seulement de résister à l'influence majoritaire, mais aussi de lui opposer une alternative. Cependant, la psychologie sociale a mis un certain temps à concevoir puis à étudier ces processus d'influence, qui sont le fait de minorités et mènent à l'innovation. C'est en particulier sous l'impulsion du psychologue français Serge Moscovici que ce champ de recherches s'est développé.
La prise de décision collective
Notre vie est largement déterminée par des décisions prises par des groupes, comités de sélection, commissions parlementaires, jurys, commissions d'examinateurs, etc. C'est dire l'importance de la prise de décision en groupe et l'intérêt d'en comprendre les mécanismes. La décision de groupe est potentiellement supérieure à la décision individuelle, puisque l'instance de décision collective dispose de plus de points de vue et d'un pool d'expertise plus large. Sans doute le processus y est-il plus lent, mais ce n'est pas forcément un handicap si cela correspond à un examen attentif de toutes les facettes du problème considéré.
Pourtant, la qualité des décisions groupales peut être amoindrie par un certain nombre de biais, qui limitent la rationalité des décisions. C'est en particulier le cas lorsqu'un phénomène, appelé « pensée de groupe », se développe. Il est spécifique des groupes cohésifs qui ont à prendre des décisions dans un contexte stressant, sous la direction d'un leader autoritaire et partial. Dans ce cas, les opinions minoritaires ont du mal à s'exprimer, le conformisme aux idées les plus évidentes et à celles des membres les plus en vue domine. La recherche du consensus à tout prix prime sur tout le reste, et aboutit à un comportement moutonnier, qui inhibe l'esprit critique, l'indépendance de pensée, et la recherche d'alternatives pourtant nécessaire à une décision rationnelle. C'est en analysant le compte rendu de prises de décisions qui se révélèrent catastrophiques, comme celles qui aboutirent à la destruction de la flotte américaine à Pearl Harbor, à l'escalade de la guerre au Viêt Nam ou à l'invasion de la baie des Cochons, que le psychologue social américain Irving L. Janis (11) identifia ce phénomène, caractérisé en particulier par la limitation de la recherche d'informations, l'évitement du débat et l'autocensure.
Comme la prise de décision en groupe correspond à une convergence finale à partir d'une relative diversité des positions de départ, de nombreux chercheurs (12) ont proposé des modèles susceptibles de permettre des prédictions, en fonction de la distribution des opinions initiales et des règles décisionnelles adoptées. Les plus courantes de ces règles procèdent soit de l'unanimité, soit de la majorité, soit de l'évidence de la vérité. Dans ce dernier cas, c'est la rigueur de la démonstration qui est valorisée, et non le nombre de personnes qui partagent le point de vue. Cette règle - « la vérité l'emporte » - est en particulier de mise quand la décision concerne un problème bien défini qui n'admet qu'une seule solution.
Pour les autres types de problèmes, c'est souvent la règle de la majorité qui prime, bien qu'elle implique, comme on vient de le voir à propos de la pensée de groupe, bien des inconvénients. La règle d'unanimité, qui implique que les participants adhèrent réellement à la solution proposée et ne se contentent pas de s'y plier, favorise le débat entre des positions divergentes. Dans ce cadre, la minorité peut s'exprimer et amener les autres participants à prendre en compte des options concurrentes. Or, l'existence de dissensions et le traitement de celles-ci par le débat améliore la qualité des décisions, car elle oblige à examiner les différentes facettes d'un problème, et à ne pas cantonner la réflexion dans des démarches de confirmation des premières et plus habituelles idées... qui ne sont pas forcément les meilleures !
Quand on pense aux jurys d'assises et aux règles qui président à leurs délibérations, ces remarques prennent toute leur importance. Dans une expérience, des étudiants durent, comme dans les jurys, juger de l'innocence ou de la culpabilité d'une personne accusée de meurtre. Mais certains groupes avaient pour consigne d'adopter la décision à l'unanimité, les autres à la majorité des deux tiers. Les jurys qui devaient aboutir à un verdict unanime examinèrent les dossiers plus longuement et scrupuleusement que les autres.
Bien que le sens commun considère souvent que les décisions de groupe sont plus prudentes et conservatrices que les décisions individuelles, ce n'est pas toujours le cas. Dans certaines circonstances, en particulier quand la diversité des points de vue de départ correspond malgré tout à une même orientation normative, et quand les participants se sentent impliqués par l'objet de la décision et s'engagent sans réticence dans la discussion, les décisions de groupes peuvent être plus risquées et extrêmes que la moyenne des positions individuelles initiales. On observe alors une radicalisation de la tendance de départ. Les chercheurs (13) s'en sont rendus compte en comparant les décisions prises sur une même question par des sujets ayant réfléchi d'abord seuls, puis en groupe. Cette extrémisation des positions, connue sous le nom de « polarisation », a reçu trois principaux types d'explication, en fonction de trois perspectives théoriques :
- La théorie des arguments persuasifs (14) : puisque les participants penchent au départ pour une position, ils vont avoir tendance à développer des arguments à l'appui de cette position. Chacun va donc découvrir dans la bouche des autres de nouveaux arguments en faveur de sa position.
- La théorie de la comparaison sociale (15) : les participants, toujours avides d'approbation sociale, n'hésitent pas à accentuer leur point de vue lorsqu'ils réalisent qu'il est partagé.
- La théorie de l'autocatégorisation (16) : les participants réagissent, non à partir de leurs préférences personnelles, mais en tant que membres du groupe. Ils adoptent la position qui leur paraît la plus prototypique dudit groupe. Celle-ci est souvent plus extrême que la moyenne des positions individuelles, puisqu'elle se définit notamment pour se différencier d'autres groupes.
En jetant toute la lumière sur les effets de radicalisation que peut avoir l'interaction groupale, la découverte de la polarisation aide à comprendre que les situations de groupe puissent aboutir au pire comme au meilleur. En effet, et l'actualité nous le rappelle tous les jours, les groupes peuvent générer des débordements violents et destructeurs, mais aussi des comportements de dévouement et de solidarité admirables. Encore faut-il bien voir que dans un groupe, c'est essentiellement en tant que membres que les individus réagissent, en fonction des normes, des valeurs, des représentations qui y sont à l'oeuvre. Et celles-ci sont grandement affectées par les rapports intergroupes et les processus de différenciation mutuelle qui s'y déploient.
Appartenance et identité
Il est frappant de voir combien la normativité des groupes contribue à l'uniformité des conduites. Ce que pensent, ce que disent, ce que font les membres des groupes auxquels nous appartenons ou auxquels nous nous référons exerce incontestablement une grande influence sur nos propres choix. Est-ce à dire que la vie de groupe correspond forcément à une sorte d'embrigadement plus ou moins forcé ou consenti, et à une dépersonnalisation ? La première réponse qui s'impose est évidemment de rappeler que, si les autres nous influencent, nous influençons aussi les autres ! Et que si les groupes façonnent les gens en leur imprimant leur mode de faire et de pensée, ils sont aussi produits par eux. Par ailleurs, c'est la connaissance d'un phénomène qui permet de se prémunir de ses aspects éventuellement néfastes. Ainsi, l'étude des groupes a mis en évidence que la meilleure façon d'éviter les inconvénients de la pression à la conformité, consiste à favoriser le doute, la réflexion, l'esprit critique, en particulier par l'acceptation des points de vue minoritaires.
Cela dit, l'adhésion à des normes communes n'a pas que des aspects négatifs. Elle facilite non seulement les rapports avec les autres, car les normes partagées fournissent un cadre de référence commun, mais elle permet aussi d'entreprendre des actions salutaires, impossibles à accomplir seuls, et de construire des rêves de lendemains meilleurs. Et sans cette capacité à imaginer un futur, il est difficile de s'investir dans le présent et d'y exister autrement que par la violence ou dans l'apathie. Enfin, l'intégration dans des groupes et l'appartenance catégorielle participent de la définition de soi qu'élabore l'individu. Dans cette perspective, la dépersonnalisation, qui est certes un des processus qui sous-tend les phénomènes de groupe, n'implique rien de négatif. Elle ne correspond pas en effet à une perte d'identité mais à un changement d'optique. En effet, en groupe, notre appartenance se transforme en levier de nos pensées et de nos actions. Et pour chacun de nous, être membre d'un groupe n'est pas secondaire, mais au contraire constitutif de notre identité.
DOMINIQUE OBERLÉ
Maître de conférences à l'université Paris-X - Nanterre. Dernier ouvrage paru : Le Groupe en psychologie sociale, avec Verena Aebisher, Dunod, 1998.
Trois modèles de formation des groupes
Les psychologues sociaux se sont longtemps demandé ce qui poussait les gens à s'affilier à des groupes.
Trois types de réponses ont été apportés.
- On se sert des groupes pour combler certains besoins. Le modèle utilitaire :
Selon cette approche, l'affiliation à un groupe permet de satisfaire certains besoins. Dans de nombreuses situations insatisfaisantes ou menaçantes, nous recherchons l'appui des autres, pour nous sentir moins impuissants, plus en sécurité. En 1959, le psychologue social américain Stanley Schachter a pu mettre en évidence que l'affiliation est en particulier un remède contre l'anxiété. Dans son expérience, des étudiantes apprirent d'un soi-disant médecin (un compère de l'expérimentateur) qu'elles allaient participer à une recherche sur les réactions aux chocs électriques. A certaines, il était précisé que ces chocs seraient douloureux, à d'autres au contraire, qu'ils seraient très légers et indolores. A toutes, on annonçait une petite attente, le temps que l'on prépare la salle. Voulaient-elles attendre seules ou avec d'autres, elles n'avaient qu'à le préciser par écrit. Bien entendu, l'expérience s'arrêta là ! 63 % des étudiantes mises en condition de forte anxiété choisirent d'attendre avec les autres, 33 % seulement dans l'autre cas.
De nombreuses recherches ont porté sur l'existence d'un besoin d'affiliation proprement dit, dû à la nécessité d'éviter l'isolement et d'avoir des contacts avec les autres. Les gens ont des besoins sociaux à satisfaire, et les groupes pour cela leur sont utiles.
- On s'aime, alors on forme un groupe. Le modèle de la cohésion sociale :
Selon ce modèle, l'attraction interpersonnelle est l'élément déterminant dans la formation des groupes. Plus l'attrait est grand, plus le groupe est cohésif. Mais la cohésion est une propriété variable. Certains groupes sont plus cohésifs que d'autres et le même groupe peut être plus ou moins cohésif selon les circonstances.
On a pu mettre en évidence que la cohésion fait baisser le turn-over, et rend la participation au travail du groupe plus active, qu'elle augmente le moral et la satisfaction. Par contre, même si on a longtemps cru et parfois mis en évidence que la cohésion améliorait le rendement des groupes, ce n'est pas toujours le cas, et on ne peut donc conclure à l'existence d'une liaison toujours positive entre cohésion et rendement.
Un des effets les plus criants de la cohésion dans un groupe, c'est qu'elle accentue la conformité aux normes du groupe, pour le meilleur... et pour le pire. En s'appuyant sur la conformité particulièrement forte des groupes cohésifs, il est possible de provoquer des changements dans les habitudes de leurs membres. On peut les amener à renoncer à leurs préjugés, à acquérir un nouveau style de vie, à changer de comportement alimentaire, dans la mesure où les changements prônés correspondent à ce qui est valorisé dans le groupe.
- On est membre d'un groupe, alors on s'aime. Le modèle de l'identification sociale :
Cette approche ne voit dans l'attraction qu'un épiphénomène, une conséquence d'un processus plus fondamental. Leurs arguments s'étayent sur les théories de l'identité sociale et de l'autocatégorisation, qui les amènent à affirmer que la question au départ de la formation des groupes n'est pas « est-ce que j'aime ces gens ? » mais « qui suis-je ? ». Autrement dit, la formation des groupes a une base perceptive et cognitive, et non pas affective. Je m'autocatégorise comme membre d'une famille nombreuse, comme étudiante, comme membre d'un orchestre. Ces catégories constituent des éléments importants du concept de soi et précisent les attributs d'une catégorie, ce qui est prototypique de cette catégorie, et à partir de quoi je m'évaluerai et évaluerai les autres. Cette analyse aboutit à distinguer l'attraction interpersonnelle fondée sur les particularités personnelles (je la préfère parce qu'elle est si gaie) à l'attraction sociale fondée sur la prototypicalité (en tant que membre de ce groupe d'alpinistes qui valorise l'endurance, j'ai un penchant pour lui, le plus endurant de nous tous). On voit qu'alors, l'attraction interpersonnelle ne s'avère plus nécessaire à la formation d'un groupe et au développement de sa cohésion. Celle-ci est le fruit de l'identification sociale de plusieurs personnes à un même groupe. L'ordre des choses est alors inversé, on ne formerait pas des groupes avec des gens que l'on aime, on aimerait les gens qui font partie des mêmes groupes que nous.
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