Fin 2016, l’assureur japonais Fukoku Mutual a annoncé le remplacement d’un quart de ses salariés du département des évaluations des paiements par un système d’intelligence artificielle devant lui coûter 1,6 million d’euros d’installation et 122 000 euros de maintenance chaque année. Soit le licenciement de 34 personnes à fin mars 2017, à ajouter au non-renouvellement des personnes jusque-là en CDD. L’heureux élu et nouvel « employé » totalement virtuel, le programme Watson de chez IBM, rassemblera les données médicales des clients et lira les documents et certificats rédigés par les médecins pour déterminer le montant des paiements d’assurance, à faire valider par un expert humain avant qu’il ne facture les dépenses [2]. Il est essentiel de souligner ici que les emplois supprimés sont ceux qui impliquaient la transaction avec les clients, mais aussi un certain type de service intellectuel. Le cas de l’assureur nippon est symbolique d’une tendance repérable dans les banques, dans les médias, comme chez Associated Press dont les articles financiers sont désormais tous écrits par un « algorédacteur », du côté des notaires ou de cabinets juridiques, à l’instar de BakerHolster, structure de 900 avocats qui utilise depuis mai 2016 une forme d’intelligence artificielle pour fouiller vite et parfaitement des milliers de documents et porter un jugement dans les affaires de faillite d’entreprises, etc.
Les partisans du revenu universel d’existence, dans sa variante libérale ou socialiste et écologiste, font un double constat : quantitatif et qualitatif. Ils prennent au sérieux les études les moins alarmistes, celles de l’OCDE ou du Conseil d’orientation pour l’emploi, qui annoncent environ 10 % de pertes via l’automatisation à court terme en France. Mais ils considèrent également les enquêtes les plus pessimistes, anticipant jusque quatre fois plus d’emplois potentiellement perdus d’ici dix à 25 ans [3]. Ensuite, s’adossant là encore à un grand nombre d’études, ils sont convaincus que la « révolution numérique » accélère une polarisation du marché du travail entre jobs de très haut niveau dans les cieux du pouvoir cognitif ou boulots dans la boue du labeur précaire et prolétarisé. Point d’importance, qui leur donne du crédit : le phénomène a débuté il y a plus d’une génération dans les pays développés. C’est ce que démontre une étude de l’Institut Montaigne sur la France, titrée « Marché du travail : la grande fracture ». Le nombre d’emplois de type « assistantes maternelles, gardiennes d’enfants, travailleurs familiaux » aurait ainsi quasiment quadruplé, d’un peu plus de 176 000 en 1990 à 663 800 en 2012, tandis que s’effondraient les activités de secrétaires ou d’ouvriers non qualifiés. Autrement dit : une disparition de postes non qualifiés faciles à automatiser en faveur de leurs équivalents aussi peu payés dans des environnements beaucoup moins prédictibles, comme l’aide-soignant, l’infirmière à domicile, la garde d’un grand senior ou la femme de ménage dont aucune machine ne pourrait remplacer la dextérité. L’un des enjeux du revenu universel, sous cet angle, serait de contribuer à la valorisation de ces métiers du care, que l’économie classique délaisse car elle les juge « non productifs », alors même qu’ils nécessitent une intelligence pratique ou sensible. Adversaires et partisans de la mesure divergent donc sur leur vision de l’avenir. Les premiers espèrent pouvoir relancer notre économie et réparer notre système de protection sociale face à ces évolutions, croisant les doigts pour le retour de la croissance et du plein emploi. Les seconds pensent à l’inverse que la fragmentation du salariat, par l’emploi partiel, les pluri-emplois et les allées et venues entre les états de salarié ou de travailleur autonome nous contraignent à revoir notre modèle social, bâti sur le statut du salarié à plein temps et toute la vie, qui ne correspond plus à la réalité.
La difficulté tient bien sûr aux modalités de mise en place de cette allocation de base. Ce sont elles et elles seules qui feront de cette mesure la clé d’une réinvention de notre modèle social dans une société assumant la transition écologique, ou le prétexte de son simple alignement sur l’autel du tout-marché. De fait, le revenu universel d’existence répond a priori à un double impératif : garantir d’abord une plus grande justice sociale ; assurer ensuite la rationalité économique, c’est-à-dire la solvabilité du système au regard des perspectives de l’automatisation.
Toutefois le philosophe Bernard Stiegler, l’un de ses partisans, a raison de nous mettre en garde : le revenu universel peut s’avérer dangereux si sa mise sur orbite ne sert que de prétexte à l’uberisation intégrale de la société. C’est-à-dire s’il « devient un blanc-seing pour refuser de changer quoi que ce soit, voire pour transformer la société vers encore plus de dérégulation, donc d’incurie, de prolétarisation et de destruction de nos singularités ». D’où l’intérêt de poser les principes de l’une de ses versions les plus abouties, refusant sans ambiguïté la dérégulation de notre système de protection sociale : celle que défend la revue Multitudes depuis plus de dix ans.
7 caractéristiques d’un revenu universel libérateur
1. Un revenu de base doit être universel dans le tissu social. C’est en tant que membre de la collectivité humaine qu’un individu y a droit, que celui-ci soit riche ou pauvre. Il est soumis à l’impôt, ce qui rend caduque l’argument selon lequel il serait choquant que la famille Bettencourt le touche : les riches ne le verront pas arriver sur leur compte bancaire, car il sera imposé à 100 %. Il doit être inconditionnel, donc ne pas dépendre de l’état de son bénéficiaire (fortune, classe sociale, exercice d’une activité).
2. Il doit être universel dans l’espace. À ce titre, il vaut comme principe de réorganisation mondiale, et devrait dans un premier temps être lancé à l’échelle de l’Europe. Cela n’implique pas que son montant soit uniforme. Il se règlerait en effet sur le niveau de développement économique et social, par exemple sur l’indice de développement humain imaginé par l’économiste Amartya Sen [4], ainsi que sur un indicateur de performance écologique visant une empreinte sobre sur la planète.
3. Il doit être universel dans le temps, donc versé de la naissance à la mort. Versé mensuellement, il ne peut pas plus être retiré à un membre vivant de la communauté que sa vie. Cela n’implique pas que son montant soit le même pour un enfant et un adulte. Il ne peut en aucun cas être retiré aux populations incarcérées, condamnées, mises sous tutelle (en particulier psychiatrique).
4. Il doit être individuel. C’est un point indispensable pour assurer l’autonomie et la liberté des individus. Il ne doit pas dépendre du chef de famille. L’allocation universelle qui concerne les enfants est versée pour moitié aux parents tandis que l’autre est mise de côté, comme un pécule d’installation dans la vie adulte.
5. Il est cumulable avec l’exercice d’activités rémunérées marchandes ou salariées. Ce qui veut dire qu’il ne doit pas être soumis, comme le RSA et d’autres dispositifs d’aide sociale, à des plafonds de revenus tirés du travail.
6. Il ne supprime donc pas le bénéfice du système de protection sociale attachée à l’exercice d’une activité rémunérée. L’assurance maladie, l’indemnité de chômage ou de formation, le régime de retraite complémentaire par rapport au socle commun fourni par le revenu universel restent garantis. Les allocations familiales, les allocations logement, les diverses aides sociales distribuées par les autorités locales, dont les bourses scolaires et le RSA, seraient en revanche absorbées dans son montant.
7. Son niveau doit être le plus élevé possible en fonction de la richesse de l’entité de rattachement de l’individu (État, Région, province, métropole). Ce montant est calculé en fonction des besoins fondamentaux de la population : logement, nourriture, santé, éducation et formation, culture, communication, loisirs, etc. Le revenu universel se pense comme un revenu d’autonomie à même d’assurer le droit de tous à vivre décemment. Or un montant bas en ferait volens nolens l’auxiliaire d’une politique néolibérale de réduction du périmètre de la protection sociale publique aux plus pauvres, de subvention déguisée à la fragmentation et à la précarisation toujours plus grande du travail salarié, et surtout d’ouverture de la couverture du risque social au juteux marché de la capitalisation financière. Qui peut croire en effet qu’un RSA, ou un RSA augmenté d’un quart, puisse garantir l’autonomie des personnes ? Lutter réellement contre la pauvreté suppose d’adopter l’horizon d’une somme d’abord irréaliste à vue de calculette, au niveau du salaire minimum de nos sociétés (soit en France, entre 1 100 et 1 200 € net), sans exclure des ajustements à la hausse pour les personnes handicapées de tous âges.
Il est essentiel de rappeler un point : l’universalité du revenu d’existence a d’autant plus de sens que ses bénéficiaires contribuent au système de protection sociale, en particulier au financement de l’assurance-maladie, et qu’ils sont imposés. Finis les pauvres assistés : ils payent un impôt modeste. Universel, le revenu va de pair avec une imposition raisonnable et proportionnée de chacun. Mesure phare d’un nouveau type de redistribution, à même de vaincre enfin la pauvreté qui touche 14 millions de Français et près de 100 millions d’Européens, il exige une véritable révolution dans la conception de l’activité, de l’emploi, mais aussi, à terme, de l’ensemble du système fiscal.
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