Introduction
À partir de recherches menées dans les années 1990, le réseau de recherche européenne EMES1 a défini un idéal-type d’entreprise sociale2 qui se positionne par rapport aux courants de pensée nord-américains sur l’entreprise sociale. Il identifie neuf dimensions caractéristiques des entreprises sociales, dans les domaines de l’économie, du social et de la gouvernance.
Il apparait que cet idéal-type d’EMES, construit à partir de données européennes datant de la fin du XXe siècle peut être questionné à partir de l’élargissement des formes d’entreprise sociale en Europe en ce début de XXIe siècle marqué par la crise ; et aussi à partir de modèles d’entreprises sociales présents dans d’autres parties du monde et intégrant la solidarité comme logique et valeur fondamentale dans des actions collectives à dimension non seulement socioéconomique, mais aussi sociopolitique. C’est pourquoi il s’avère important d’élaborer un idéal-type d’entreprise sociale dans une perspective d’économie solidaire (ou entreprise solidaire).
Ce texte propose à la discussion une élaboration préliminaire de cet idéal-type à partir d’un ensemble, non exhaustif, de recherches identifiées dans le champ de l’économie solidaire. Après avoir précisé l’apport et les limites des approches existantes de l’entreprise sociale, il situe un certain nombre d’expériences d’entreprise solidaire puis propose neuf indicateurs de cet idéal-type, en référence à l’idéal-type d’EMES. Il aboutit à préciser certains indicateurs (dimensions économiques et sociales) et à en proposer de nouveaux (dimension politique). Le résultat est un idéal-type de l’entreprise solidaire en dialogue avec celui de l’entreprise sociale, pouvant jouer un rôle complémentaire permettant de préciser les contours de ce dernier, ce qui est sans doute indispensable comme point de départ pour identifier la pluralité de modèles d’entreprise sociale existant au niveau international.
Les approches de l’entreprise sociale
Les approches de l’entreprise sociale ont ceci d’important par rapport aux approches dominantes en économie de l’entreprise et sciences de gestion qu’elles ont permis d’interroger les finalités de l’entreprise et d’une partie de l’action économique. Quels que soient les sensibilités et courants de pensée au sein de ces approches, elles s’accordent à mettre en avant une finalité sociale de l’entreprise, qu’il s’agisse de réinsérer des chômeurs dans le marché du travail, de proposer de nouveaux services de proximité, de revitaliser des territoires à partir de l’entraide entre leurs habitants, ou encore de promouvoir des démarches de développement local durable. Ces approches constituent donc une avancée par rapport à celles qui se focalisent sur la maximisation du profit au travers de l’objectif de création de valeur pour l’actionnaire.
Au sein de ces approches existent des courants qui se caractérisent par certaines spécificités et qui correspondent à des contributions respectivement nord-américaines et européennes.
Des contributions nord-américaines et européennes
Les courants nord-américains se positionnent plutôt par rapport au marché et à l’innovation sociale. Un premier courant, représenté notamment par James Austin et ses collègues (2006) de la Harvard Business School, met l’accent sur le recours à des ressources marchandes comme moyen pour des associations à but non lucratif de réaliser leur mission sociale. Le second, inspiré par la figure de l’entrepreneur innovant susceptible de répondre à des besoins sociaux, envisage d’emblée que différents types d’entreprises puissent contribuer à un objectif social, qu’elles soient à but lucratif ou non (Dees 1998 ; Salamon et Young, 2002). On peut penser que sous l’effet du rapprochement entre ces deux courants, l’entreprise sociale outre-Atlantique est aujourd’hui abordée au travers de sa mission sociale pour la réalisation de laquelle l’augmentation des ressources marchandes est préconisée, sans nécessaire rapport avec le type d’activité économique ni avec la structure de gouvernance. Le critère de non-distribution des profits qui était central pour le tiers secteur a, en particulier, été progressivement relativisé, voire abandonné pour l’entreprise sociale. Quant aux dynamiques d’innovation sociale, elles sont appréhendées surtout à travers la valorisation des figures individuelles d’entrepreneurs sociaux et sont considérées comme un moyen de créer une « valeur sociale ». De ce point de vue, les entreprises, la société civile et le secteur public sont considérés comme complémentaires et la distinction, entre entreprises sociales sur le marché et celles créant des équilibres économiques en mobilisant aussi des ressources non marchandes, n’est pas essentielle (Ferrarini 2013).
En comparaison, la contribution européenne émanant du réseau des chercheurs d’EMES a pour originalité de combiner la finalité sociale de l’entreprise avec sa structure de gouvernance interne. La trajectoire historique des entreprises sociales européennes, qui les lie aux organisations de l’économie sociale, explique ainsi l’importance des critères de participation, de modalités de décision non liées à la détention du capital et de limites à la distribution des profits.
Il existe donc des points communs à l’ensemble de ces courants portant sur la finalité sociale, l’autonomie et la prise de risque économique. Mais, de la conception différente du lien entre mission sociale et structure de gouvernance interne découlent deux différences de taille entre courants nord-américains et européens. Premièrement, dans la contribution européenne, l’importance octroyée à des modes de gestion plus démocratiques crée une distance par rapport aux modes de gestion du secteur privé à but lucratif. Deuxièmement, l’attention portée à des critères de démocratie économique interne dans l’approche européenne permet d’envisager les entreprises sociales comme des partenaires légitimes des politiques publiques, possédant un certain degré d’interaction avec leur environnement institutionnel, ce qui constitue un canal de diffusion pour les innovations sociales qu’elles recèlent. Par contraste, aux États-Unis, la diffusion de l’innovation sociale est considérée comme étant le fruit de l’expansion ou de la multiplication des entreprises sociales, grâce à l’utilisation des ressources marchandes, au soutien de fondations et au dynamisme des entrepreneurs (Defourny et Nyssens 2013).
http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/2771