L’étude de l’Obsoco est passionnante. Trois systèmes utopiques (utopie écologique, utopie techno- libérale, utopie sécuritaire) ont été soumis à l’évaluation d’un échantillon représentatif de Français. Sans être explicitement nommé, chaque scenario a été décrit par une suite de propositions abordant ses différentes facettes (organisation de l’économie, gouvernance politique, modes de vie…) présentées comme « une sorte de société idéale » dans laquelle ils aimeraient vivre. Préférée par 55% des Français, l’utopie écologique ressort comme vainqueur de la confrontation de ces trois mondes possibles quand le système utopique techno/libéral n’est préféré que par 15 % d’entre eux. Le futur hyper technologique assurant la réponse à tous nos maux fait chou blanc. L’homme augmenté peut aller se rhabiller.
Le malaise dans lequel sont aujourd’hui plongées les sociétés occidentales est indéniable et n’en finit plus d’être commenté. Au-delà de son analyse qui, souvent, ne fait qu’exacerber le sentiment d’impuissance, il nous est apparu important et urgent de nous concentrer sur le champ des possibles. Et explorer les utopies qui pourraient permettre de dépasser cette panne collective pour retrouver capacités et marges de manœuvres.
Car la plupart des observateurs en conviennent : l’époque que nous traversons marque l’épuisement de l’utopie moderne. Celle selon laquelle la libération des forces de la raison induirait une dynamique continue de progrès économique, social et politique. Les symptômes de cette crise de la modernité sont d’ailleurs manifestes à travers la défiance généralisée à l’égard du système qui la porte et le désir de tabula rasa tant politique qu’économique dont elle s’assortit.
Alors que sur ses décombres les utopies négatives (dystopies) se multiplient, les expressions nostalgiques et le sentiment d’insécurité se renforcent, quelles pourraient être, au contraire, la vision d’un avenir désirable largement partagé, cette ou ces « utopies » alternatives qui indiqueraient un sens, donneraient du sens, et serviraient de guide aux décisions individuelles et collectives ?
Plonger dans les opinions et les aspirations des Français nous a permis d’y déceler leur potentiel d’adhésion à trois systèmes utopiques qui, pour n’être pas encore totalement structurés, n’en constituent pas moins des perspectives utopiques déjà porteuses de réponses.
-
L’utopie écologique privilégiée par une majorité de Français interrogés, qui évoque une organisation de l’économie et de la société tendue vers l’équilibre et la sobriété. Répondant en premier lieu à l’impératif écologique, elle n’est pourtant pas seulement liée à la peur des dangers qui nous menacent et séduit également par la nature de modes de vie qu’elle promeut. Le maître mot pourrait en être : « moins mais mieux ».
-
L’utopie sécuritaire arrive en seconde position qui campe, quant à elle, une société nostalgique d’un passé révolu, soucieuse de préserver son identité et sa singularité face aux influences étrangères, qu’elles viennent d’une mondialisation économique et institutionnelle ou de l’arrivée de nouvelles populations. Ici, clairement, la difficulté à se projeter dans l’avenir favorise la recherche d’idéaux dans un passé réinventé, un supposé âge d’or qui prend alors les traits d’une utopie.
-
L’utopie techno-libérale enfin qui, s’inscrivant dans une trajectoire hypermoderne, décrit un monde centré sur le progrès articulé autour du développement poussé de la science et de la technologie. Cette vision bien que rassurante dans la mesure où elle permettrait à l’humanité de faire face aux défis qui la menacent sans altérer radicalement nos modes de vie actuels, n’est pourtant retenue en priorité que par une faible minorité des Français interrogés. Contre-performance qui signe en elle-même et en creux une autre forme de dénonciation de la modernité.
A leur étude, une porosité importante apparaît entre ces trois systèmes utopiques qui ne fédèrent pas autour d’eux des partisans exclusifs s’opposant autour de visions du monde tranchées et étanches les unes aux autres. Autrement dit, affirmer sa préférence pour un système, n’interdit pas d’adhérer à un autre ou, à tout le moins, à certaines des propositions qui le caractérisent.
Cette complexité est aussi la raison pour laquelle nous avons souhaité aller plus loin dans cet Observatoire au travers de l’exploration d’aspirations d’envergure sectorielle ou thématique plus disparates, que ces trois systèmes utopiques laissaient de côté et qui peuvent pourtant former le terreau de leurs évolutions ou de l’émergence de nouvelles utopies.
Ainsi, les Français s’accordent-ils sur un désir de poursuite et approfondissement de leurs droits individuels. Largement partagée, cette aspiration conduit chacun à revendiquer sa différence et le droit de mener son existence comme il l’entend. Loin de rompre avec la modernité, on notera qu’elle se situe au contraire dans le mouvement général d’individualisation qui en est consubstantiel.
Ce désir d’autonomisation et de réalisation de soi s’exprime d’ailleurs aussi dans le registre des modes de vie avec la manifestation d’une forte aspiration à « faire » et « faire soi-même ». Et l’on peut voir dans cette « reprise en main » au sens littéral, la promesse de redonner du sens à son existence tout en s’affranchissant de l’emprise d’une société marchande ayant complexifié et dévitalisé l’action humaine par trop de technicisation.
Cette tendance générale à l’expression individuelle ne renvoie pas pour autant à de l’individualisme au sens égoïste du terme ou au repli sur soi mais s’assortit au contraire d’un renforcement du souci des autres de la part des Français. Toutefois, dans une société où les architectures collectives traditionnelles ont été passablement déstructurées, la question se pose avec prégnance de savoir qui sont « ces autres » autour desquels réagréger du collectif.
Là, les tensions se font jour entre, d’un côté, les partisans d’un certain cosmopolitisme (« l’autre » embrassant très large) et, de l’autre, ceux dont l’ouverture à l’altérité trouve ses limites rédhibitoires dès lors qu’il s’agit des populations d’origine étrangère. Avec, entre les deux, des opinions d’intensités variables quoique tous s’accordent sur l’effort d’intégration nécessaire de la part des populations d’origine étrangère (et donc d’une forme d’homogénéité de ce collectif).
De la même façon que se pose la question des dimensions du collectif, celle de ses régulations se fait jour. Dans notre Observatoire, ce besoin de principes organisateurs semble devoir s’articuler massivement autour des notions d’égalité et de morale. Les répondants se montrent en effet prompts à associer le mot « partage » à leur conception d’un monde idéal, à souhaiter que « la solidarité entre les hommes » et « l’égalité » - dont ils disent cruellement manquer à l’heure actuelle - se voient au contraire encouragées et développées. Parallèlement, le respect des règles morales se positionne au premier plan des valeurs que les Français déclarent vouloir transmettre à leur descendance de même qu’elle devrait, à leurs yeux, être prioritaire dans le champ éducatif.
Les résultats de l’Observatoire sont donc très riches. Certes, ils ouvrent sur une diversité d’interprétations qui fait écho à la grande diversité des postures observées. Certes, les aspirations négatives s’y révèlent plus systématiques et partagées que les aspirations positives. Certes, les tensions entre des aspirations contradictoires y sont manifestes. Cela étant, ces résultats font aussi apparaître des points importants de consensus, qui, s’ils ne constituent pas de système utopique complet et cohérent soutenu par un corps doctrinal constitué, dessinent les contours d’un nouvel imaginaire et d’un avenir désirable. Ce qui amène par exemple à observer, de façon a priori peu attendue, une certaine proximité entre les aspirations des décroissants et des identitaires-sécuritaires. Ces proximités témoignent bien de la capacité d’attraction de modes de vie, manières d’habiter, façons de consommer... qui, tout en répondant à la nécessité de sauver la planète, répondent à un désir de ralentissement, de davantage de liens sociaux, d’un fort ancrage de la vie quotidienne sur un territoire maîtrisé. Se retrouvent, là aussi, des aspirations communes à une plus grande autonomie et une plus forte prise sur son existence, qui répondent également au sentiment de perte de contrôle sur une marche du monde allant vers des horizons assombris.
Pour autant, rien n’est encore complètement cristallisé et les possibles demeurent nombreux. Le rôle des institutions, publiques comme privées devrait donc s’avérer décisif, elles dont la vocation est précisément d’articuler, canaliser et structurer les aspirations individuelles pour nourrir des propositions de valeur et de projets collectifs aspirationnels. Au-delà de la bonne compréhension d’une époque, nous souhaitons que cet Observatoire constitue aussi, pour elles, une source précieuse d’inspiration.