Un des problèmes que rencontrent les pratiques collectives tourne autour de l’attention portée à la micropolitique. Les questions qui se posent à ce niveau s’articulent à partir de deux axes.
Le premier axe consiste à circonscrire les différents poisons qui circulent et affaiblissent le corps d’un groupe et à conjurer les pentes qui l’entraînent dans des trous noirs. Nous pensons ici aux phénomènes de fermeture et de bureaucratisation ainsi qu’à toutes ces petites peurs qui viennent s’immiscer dans le corps du groupe et produisent des formes de replis identitaires ou « auto-référentiels », mais aussi aux types de construction collective qui créent dans le langage, dans les attitudes, dans les positions ou les rôles, des disjonctions exclusives, des oppositions binaires et autant de fixations psychologisantes.
Enfin, l’analyse micropolitique porte sur les modes d’agencement du désir qui épousent des formes fantomatiques, idéologiques, de pouvoir, où se cultive pour soi-même et pour les autres le large registre des affects tristes (ressentiment, haine…)
Le second axe concerne les compositions de passage et comporte deux aspects. L’un a trait à l’actualisation des potentialités et à l’expérimentation d’agencements jusqu’alors emprisonnés dans des formes ou des images. Ce premier aspect concerne, par exemple, la mise en valorisation de forces qui étaient bloquées dans des rôles assignés ou la modification de certains éléments, de certains usages qui organisaient le cadre matériel ou intellectuel du groupe. L’autre aspect a trait aux tentatives de greffer sur le projet de nouvelles composantes qui, à la base, ne font pas partie de ses habitudes. Il s’agit de se brancher sur le dehors, de renifler ce qui se passe à droite, à gauche, et d’importer de nouveaux usages, techniques, expressions, gestes… Et inversement de faire circuler des savoirs d’usages, des cultures des précédents en vue d’irriguer et de nourrir les pratiques collectives.
Les deux axes de la micropolitique que nous venons d’esquisser sont liés, même si leurs tâches spécifiques sont distinctes. L’un s’intéresse davantage à l’état d’un corps imbibé par des logiques capitalistes et à la manière dont nous concevons nos modes de guérison et de protection collective, quand l’autre nous demande quelles sont les composantes de passage, de transformation que nous sommes capables d’activer.
Nous avons choisi ici de nous concentrer sur la première question et de déplier le problème qu’ouvre la micropolitique dans ses rapports avec une certaine culture de gauche et avec le capitalisme.
Dans un livre à redécouvrir, L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari posaient le problème suivant : « Pourquoi beaucoup de ceux qui ont ou devraient avoir un intérêt objectif révolutionnaire gardent-ils un investissement préconscient de type réactionnaire ? Et plus rarement, comment certains dont l’intérêt est objectivement réactionnaire arrivent-ils à opérer un investissement préconscient révolutionnaire ? Faut-il invoquer dans un cas une soif de justice, une position idéologique juste, comme une bonne et juste vue ; et dans l’autre cas un aveuglement, fruit d’une tromperie ou d’une mystification idéologique ? Les révolutionnaires oublient souvent, ou n’aiment pas reconnaître, qu’on veut et fait la révolution par désir et non par devoir. [1] »
Il est, en fait, loin d’être évident que l’intérêt affiché dans un groupe pour telle ou telle ambition ou prétention coïncide nécessairement avec les désirs qui le traversent. On peut très bien avoir un intérêt, même objectif, à vouloir transformer ou renverser une structure de pouvoir et désirer dans le même temps maintenir ou même acquérir ce même pouvoir. Les révolutions du xxe siècle nous ont appris que le fait de changer un pouvoir d’État ne modifiait pas pour autant les modalités selon lesquelles il s’exerçait, ni n’ôtait le désir de ce pouvoir.
Le point de vue micropolitique nous rappelle donc cette évidence : on n’investit pas un projet par pur dévouement, par la seule raison de la conscience. On amène aussi dans un projet son histoire, sa culture, sa langue, ses rapports aux pouvoirs et aux savoirs, ses fantômes et ses désirs. Ceux-ci ne sont pas à proprement parler individuels, privés mais s’inscrivent dans une multitude de rapports géographiques, sociaux, économiques, familiaux… qui imprègnent plus ou moins fortement nos corps.
Or, il semble que ce problème soit souvent mis de côté dans les pratiques collectives. Quelles en sont les raisons ? Comment se fait-il que la dimension micropolitique soit si étrangère à nos manières de construire du commun ? Ces questions ouvrent un chantier qui nous dépasse largement. Avançons que, du point de vue qui nous intéresse ici – à savoir celui des groupes engagés dans des luttes sociales, politiques, culturelles et inscrits dans cette zone géographique qu’est l’Europe – l’histoire du mouvement ouvrier imprègne peu ou prou leur culture actuelle et qu’elle est sans doute pour quelque chose dans cet oubli, dans cette mise à l’écart de la micropolitique. Explorons succinctement cette hypothèse.
Cette découpe entre ce qui est considéré comme faisant partie des problèmes à prendre en compte (la macropolitique) et ce qui n’a pas à l’être ou alors subsidiairement (la micropolitique) a produit non seulement un impensé de la dimension de l’écologie des pratiques mais a aussi fabriqué un type de gestion collective des désirs, des sentiments, des moments de fatigue…
[1] Deleuze et Guattari, “L’Anti-Oedipe, capitalisme et schizophrénie”, « Les Editions de Minuit », Paris, 1972, p.412
[2] Avec, comme soutien théorique, la distinction entre l’infrastructure (économique) et la superstructure (idéologique, culturelle, esthétique…).
[3] Voir, par exemple, le film de R. Goupil, “Mourir à trente ans”, 1982.
[4] Il se peut d’ailleurs que cette culture des luttes idéologiques, qui a tant marqué l’histoire des mouvements révolutionnaires et réformistes, soit une manière de traduire les rapports micro-politiques dans un langage socialement admis par le groupe ou par le parti.
[5] F.Guattari, “Les années d’hivers”, éd. Barrault, Paris, 1986, p.229
[6] J. Rouch, coffret DVD, éd. Montparnasse, Paris , 2004
[7] F. Fanon, “Les damnés de la terre”, éd. Maspero, Paris, 1961, p.178.
[8] F. Imbert, « Pour une praxis pédagogique », éd. Matrice, 1985, Vigneux p.165
[9] Cité dans L.Boltanski, “Prime éducation et morale de classe” ; éd. de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1984, p.34 ; voir également : Revue Recherches, “Disciplines à domicile, l’édification de la famille”, n°28, éd. Recherches, Paris ,1977.
[10] Voir sur ce sujet M.Foucault, “Il faut défendre la société”, éd. Gallimard, Paris, 1997, et Judith Revel, “Le Vocabulaire de Foucault”, éd. Ellipse, Paris, 2002.
[11] L. Boltansky et E. Chiapello « Le nouvel esprit du capitalisme », ed Gallmard, 1999, p. 132
[12] M. Foucault « Dits et Ecrits IV », ed. Gallimard, 1994, p. 720
[13] G.Deleuze-F.Guattari, “L’Anti-oedipe, Capitalisme et Schizophrénie”, éd. de Minuit, Paris, 1972, p.90
[14] M. Foucault « Dits et Ecrits IV », ed. Gallimard, 1994, p.232
source https://micropolitiques.collectifs.net/Micro-politiques