La loi Pacte a entériné la possibilité qu’ont les entreprises de se doter d’une raison d’être. S'agit-il d'une phrase ou d'un paragraphe ? Faut-il l'inscrire dans les statuts ou pas ? Combien de temps cela prend-t-il ? À écouter les experts, il n’y pas vraiment de recette miracle mais une chose est sûre : les parties prenantes doivent être consultées et la gouvernance être convaincue de l’intérêt du projet.
La loi Pacte entérine la possibilité pour une entreprise de se doter d’une raison d’être. Ce n’est pas vraiment une révolution puisque "ce n’est pas une obligation et des entreprises le faisaient déjà avant", résume Sarah Dayan, responsable engagement sociétal des entreprises du Comité 21, qui trouve tout de même positif que la loi incite les entreprises à le faire. "La révolution serait que toutes les entreprises se posent la question de leur raison d’être", commente Gérard Langlais, consultant et enseignant en RSE. En matière de RSE, la principale avancée de la loi Pacte réside plutôt dans la modification de l’objet social de l’entreprise : elle est maintenant obligée de prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité.
Status
"Le législateur n’a pas donné de définition claire de la raison d’être" fait remarquer Gérard Langlais. La loi Pacte fixe juste que la raison d’être est "constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité". S’agit-il d’une phrase courte ou d’un long discours ? Il n’y a pas de règle. La raison d’être de Veolia fait plusieurs pages. "Elle ne se résume pas à une phrase un peu 'slogan'. Elle précise ce que veut faire Veolia pourquoi et comment, d’où les deux pages", justifie la communication. Celle de Danone ou Michelin se résume à une seule phrase.
"D’après moi, la raison d’être commence par une phrase courte qui inspire. Elle se rapproche de la vision de l’entreprise mais va plus loin par la définition des engagements RSE de l’entreprise, ce que les Américains appellent le 'purpose'", estime Gérard Langlais. "Il ne faut pas que ce soit une punchline marketing, mais pas un long discours non plus, plutôt un court paragraphe de deux ou trois phrases qui vont droit au but", imagine de son côté Sarah Dayan.
La longueur dépend aussi peut-être de l’introduction de la raison d’être dans les statuts, elle aussi optionnelle. Veolia fait par exemple le choix de ne pas l’y insérer. L’inverse expose-t-il davantage l’entreprise à des contentieux ? Pour le moment, les juristes ne tranchent pas. Est-ce plus ambitieux ? Les avis divergent. "Est-ce plus fort vis-à-vis de ses parties prenantes que de l’affirmer dans son reporting ? Je n’en suis pas convaincu", croit Gérard Langlais. "Les statuts ne font pas la vertu", déclarait Jean-Marc Borello, président du groupe SOS, au forum de Giverny qui s'est tenu en septembre dernier, en faisant référence aux problèmes de gestion de certaines mutuelles, pourtant au statut particulier de l'économie sociale et solidaire.
"L’instauration dans les statuts garantit que le conseil d’administration et l’entreprise garderont le cap, parce qu’on ne change pas les statuts tous les jours. Si elle n’y est pas, on peut se demander si la raison d’être sera changée avec un changement de dirigeant par exemple", s’interroge Sarah Dayan. Cela permet de s'assurer du "soutien des actionnaires", estimait pour sa part l’avocat Xavier de Kergommeaux à Giverny.
Et le contenu alors ? "Il est bien que la raison d’être se fixe des objectifs, qu’elle ne soit pas uniquement le reflet de la situation du moment", conseille Xavier de Kergommeaux, dont la cabinet est beaucoup sollicité pour aider à élaborer cette fameuse raison d'être. Gérard Langlais a le même avis : "ce sont les objectifs qui entraînent, donc il est important qu’ils soient partagés avec tous". "On doit ressentir l’objectif global, pour voir clairement la société vers laquelle l’entreprise veut amener. On ne parle pas d’objectif opérationnel bien sûr", précise Sarah Dayan. Pour Agnès Rambaud, du cabinet de conseil en RSE Des enjeux et des hommes et Martin Richer de Management & RSE, la raison d'être doit être, entre autres, synthétique, différenciante, inspirante et crédible.
Comment s’y prendre ? "La raison d’être est propre à chaque entreprise et son processus d’élaboration aussi. Il n’existe pas une méthodologie qu’on peut dupliquer", répond Sarah Dayan. Claire Tutenuit, déléguée générale de l’association EPE (entreprises pour l’environnement), abonde. D’après elle, "la méthode dépend des objectifs que l’entreprise se donne en le faisant". Elle cite l’exemple d’une entreprise qui se dote d’une raison d’être après une expansion géographique significative, comme Veolia, ou bien après une fusion-acquisition, une crise actionnariale ou un changement de stratégie, par exemple.
Par où commencer ? Beaucoup d’entreprises ne partent pas d’une feuille blanche. "Pour celles qui publient depuis des années leurs ambitions RSE dans leurs rapports d’activités, on y retrouve déjà leurs raisons d’être plus ou moins décrites", note Gérard Langlais. Si l’entreprise a déjà réalisé son analyse de matérialité, elle peut aussi s'en aider. D’après les personnes interrogées, il faut, comme tout projet de RSE d’ailleurs, que la direction soit convaincue du bien-fondé de la démarche.
"La raison d’être est d’abord un engagement de la direction, du comité exécutif, et ensuite de son conseil de gouvernance. Les parties prenantes internes (salariés, instances représentatives du personnel…) sont interrogées, associées. Le management a là un rôle crucial", déroule Gérard Langlais. Ensuite, "soumettre le texte aux parties prenantes externes pour avoir leur point de vue peut être intéressant. Mais l’idée n’est pas de les intégrer forcément à toutes les étapes de la réflexion, mais surtout de vérifier leur adhésion", poursuit Sarah Dayan qui conclut : "Il sera difficile de mettre l’ensemble des parties prenantes d’accord sur une phrase, alors la direction tranchera".
Ce n’est pas tout à fait la méthode empruntée par le Crédit agricole. La banque a associé "toutes les parties prenantes internes" mais n’a pas sollicité "d’ONG ou de tiers extérieurs", nous décrit son service communication. Le groupe a finalement défini sa raison d’être par : "Agir chaque jour dans l’intérêt de nos clients et de la société". Mais les intérêts des épargnants ne peuvent-ils pas être contraires aux intérêts de la société ? On pense par exemple à des investissements dans des économies polluantes rémunérateurs à court terme, surtout que le Crédit agricole est la deuxième banque française qui émet le plus de gaz à effet de serre et que c’est celle dont la proportion d’énergies fossiles dans le total des énergies financées est la plus importante, d’après des rapports d’Oxfam de 2018 et 2019. "Nous considérons que les deux volets sont parfaitement compatibles, nous répond la banque, notre objectif est d’aider nos clients à réussir leur transition".
L'ordre des prises de pouls peut varier d'une entreprise à l'autre. Chez Orange, le comité exécutif a préparé une trame, 150 000 salariés ont ensuite été interrogés et ont formulé plus de 2 000 propositions, avant que les administrateurs soient consultés, eux-mêmes avant les sous-traitants, expliquait le secrétaire général Nicolas Guérin au forum Giverny il y a quelques semaines.
Une démarche qui demande du temps. "Nous n'avons pas intérêt à nous précipiter", expliquait Hélène Valade, directrice développement durable de Suez et présidente de l'Observatoire de la RSE lors du même événement. "Il ne faut surtout pas vouloir sortir une raison d'être au plus vite parce que d’autres concurrents l’ont fait. Mais l’entreprise ne doit pas prendre trop de temps non plus, sinon on risque la démotivation des équipes. Il est très important que l'ensemble des établissements consultés aient un retour", précise Gérard Langlais. Bruno Le Maire a demandé aux entreprises dont l’État de forcément se doter d’une raison d’être en 2020.
"Comme pour n'importe quelle action de RSE, il faut que la direction accorde du temps, ce qui est peut-être plus difficile pour les petites entreprises, pense Sarah Dayan, selon qui par contre, définir sa raison d'être est plus simple pour une PME parce que le périmètre de son activité est moins large et donc qu'il y a moins de parties prenantes à consulter."
"Les PME ont vraiment intérêt à le faire parce qu'elles sont face à des enjeux de recrutement, or avoir une raison d'être permet d'être plus visible et d'attirer des jeunes, pour qui cela peut faire la différence", argumente-t-elle. Un intérêt qu'il faut relativiser pour le moment puisque d'après un récent sondage, 69 % des salariés considèrent que la raison d'être est d'abord "une opération de communication" et que seuls 31 % y voient "avant tout le reflet de convictions sincères".
Se pencher sur sa raison d'être n'est pas le remède magique permettant de revoir son positionnement stratégique, imaginent nos experts en RSE. Non, en se penchant sur la question, Total ne va pas arrêter d'exploiter les énergies fossiles du jour au lendemain. "Ce qui va plus faire bouger ce type d'entreprise c'est la pression citoyenne et des pouvoirs publics", présage Sarah Dayan. Et pour elle, "le risque avec la raison d'être, c'est que sa mise en œuvre soit opaque. Les entreprises qui souhaitent faire la différence devraient assurer un suivi de la raison d'être, avec un comité spécial et des indicateurs".
Source : https://www.editions-legislatives.fr/actualite/rse-comment-definir-sa-raison-d%E2%80%99etre