Une brillante étudiante de Radcliffe remarquée par Th. Roosevelt
Automne 1896 – Le volume II de The American Historical Review est sous presse. Parmi ses contributeurs, un certain Theodore Roosevelt, qui signe une enthousiaste critique de l’ouvrage The Speaker of the House of Representatives que vient de faire paraître une étudiante de Radcliffe, « Miss M. P. Follett ».
Le futur Président est encenseur : non seulement il n’a jamais lu si fine analyse du fonctionnement des institutions américaines, mais encore est-il subjugué par la méthodologie innovante et rigoureuse qu’a employée la jeune chercheuse pour conduire ses travaux, allant au contact direct des acteurs de terrain pour fonder son analyse sur des interviews exclusives, refusant de se laisser « aveugler » par les systèmes de pensée pré-existants et se positionnant au contraire dans une « mental attitude » critique propice à la compréhension contradictoire du fait politique.
Harvard ne lui accordera cependant pas le titre de docteur, évidemment réservé aux hommes, à l’époque… La brillante étudiante renonce à une carrière universitaire.
Social worker
Proche des élites du Massachussetts et marrainée par la philanthrope Pauline Agassiz Shaw, qui a créé à Boston la première école « progressiste » aux méthodes d’enseignement alternatives, ainsi que par l’intellectuelle spécialiste de Shakespeare, Isobel Briggs, Mary Parker Follett est encouragée par son entourage à s’investir dans l’action sociale.
Pour cette fille de quaker, « éduquée » à l’égalité, l’engagement et l’action de terrain relèvent de l’évidence d’une vie de sens.
Pendant vingt ans, elle sera donc aux côtés des jeunes des quartiers défavorisés de la ville (fondant des clubs éducatifs et sportifs, expérimentant des modules d’animations socio-culturelles qui essaiment bientôt dans une dizaine d’établissements scolaires bostoniens, oeuvrant à l’implication citoyenne des nouvelles générations en formant les premiers « conseils municipaux des jeunes »…).
On la retrouve aussi parmi les militant-es de la BESAGG (Boston Equal Suffrage Association for Good Governement), co-fondée par Agassisz Shaw, qui promeut le droit de vote des femmes, ainsi que dans les rangs de la Women’s League of Boston, un réseau du leadership au féminin avant la lettre!
Lutter contre les inégalités en faisant le lien entre le milieu éducatif, le monde du « non profit » et les entreprises
Foisonnante d’idées et jamais démobilisée par l’ampleur d’une tâche, elle qui a compris que les inégalités sociales sont en partie corrélées à des distorsions d’accès au savoir et à l’information, se lance dans un vaste programme dédié à l’orientation professionnelle : pour faire connaître la diversité des métiers et donner au plus grand nombre de la visibilité sur ce qu’ils offrent comme perspectives, elle fonde le Boston Placement Bureau qui fait le lien entre le milieu éducatif, le monde du « social work » et les entreprises (et lui survivra jusqu’en 1970).
Dans les années 1910, Mary Parker Follett commence aussi à donner ici et là des conférences lors desquelles elle fait part de ses expériences en matière d’action sociale innovante et indique sa conviction que les industriels de son temps ont un véritable rôle à jouer, pas seulement dans le développement économique de la nation mais aussi dans les transformations de la société. Ainsi, dire qu’elle a eu l’intuition de ce qu’on appelle aujourd’hui la RSE ne serait pas complètement exagéré!
A l’origine de la notion de « relations humaines » au travail
Après avoir publié, en 1918, un ouvrage de sciences politiques majeur, The New State, dans lequel elle défend notamment l’idée d’une autonomisation des individus, des groupes sociaux et des institutions locales pour une démocratie ouverte et dynamique, Mary Parker Follett rejoint le Massachusetts Minimum Wage Board, organisme chargé de veiller à l’application de la loi sur le salaire minimum des femmes, votée en 1912.
Et de rencontrer quotidiennement des employeurs et des syndicalistes face auxquels elle affûte son sens de la négociation. Sa fréquentation des businessmen lui permet de formuler, à la même époque, sa vision de la grandeur d’un dirigeant, qui par-delà son esprit entrepreneur, se distingue par sa capacité à organiser le travail et à engager les humains.
En d’autres termes, elle installe l’idée de « relations humaines » dans le travail qu’elle articule au concept du « management » qu’instruisent en même temps qu’elle, des Henri Fayol et Frédérick Taylor, de part et d’autre de l’Atlantique.
Creative Experience, ou l’entreprise responsable avant la lettre
Elle fait paraître en 1924, Creative Experience, ouvrage d’une stupéfiante richesse qui regarde l’organisation du point de vue des comportements individuels et collectifs pour fonder une vision humaniste de l’entreprise, à la fois porteuse d’une éthique collective en rupture avec le systémisme (elle défend notamment l’idée que l’intérêt des individus n’a pas à s’effacer derrière la structure) et qui envisage des relations partenariales au travail, adossées à des relations de « pouvoir avec » et non de « pouvoir sur » pour encourager la responsabilité de chacun-e.
Et ce n’est pas tout : elle intègre la compréhension des contextes sociaux et culturels, la dimension psychologique des acteurs, les forces à l’oeuvre dans les conflits (qu’elle conçoit comme d’authentiques énergies constructives bien avant Blake et Mouton, Thomas et Kilmann), la puissance invisible de la « relation circulaire » (notion qui est clairement à rapprocher de l’idée de « pensée complexe » que formulera Edgar Morin au début des années 1980), la voie gagnante-gagnante de la « coopetition » (cooperative competition)…
Mais aussi tout ce que nous semblons découvrir depuis quelques décennies, voire seulement quelques années : l’importance de la formation aux compétences non techniques, le besoin d’appartenance et de reconnaissance et le rôle des réseaux pour y répondre, l’équilibre personnel des travailleurs indispensable à leur engagement dans le projet commun, la prise en compte des diversités et leur inclusion créatrice de valeur pour le collectif…
« L’étoile la plus brillante au firmament du management » dont beaucoup se sont inspirés, souvent sans la citer
Tout cela fait dire à la consultante britannique Pauline Graham, qui s’est attelée dans les années 1990 à la réédition des écrits de Mary Parker Follett : « Chaque fois que je lis quelque chose de sensé sur l’organisation de l’entreprise ou sur le management, je me surprends invariablement à dire « Mais Follett disait cela il y a soixante-dix ans… Et elle le disait mieux! » « .
Car en effet, décédée en 1933 (alors qu’elle avait en projet de rédiger un ouvrage de référence sur le « conflit constructif », en prolongement d’une mémorable conférence sur ce thème devant le Bureau of Personnel Administration), Mary Parker Follett a littéralement disparu du paysage bibliographique du management et des ressources humaines entre le milieu des années 1930 et le milieu des années 1990.
Cette pionnière, aux idées pourtant parfaitement claires et richement illustrées de brillantes méthaphores, aux écrits et aux discours d’une finesse redoutable, au sérieux méthodologique infaillible, a pour ainsi dire été effacée de l’histoire des théories des organisations… Au moment même où cette histoire s’écrivait à foison, dans les années 1950-1960!
De l’avis-même de celui qu’il est coutume de considérer comme « le pape du management« , Peter Drucker, beaucoup se sont alors inspirés de « l’étoile la plus brillante au firmament du management« , mais peu l’ont citée. Leurs travaux en ont appelé d’autres depuis, qui, sans le savoir, ont à leur tour repris les idées de Mary Parker Follett, dont le destin historiographique constitue un exemple étonnamment parlant de « l’effet Matilda »…
Où l’on re-découvre Mary Parker Follett
Toutefois, preuve est du récent retour dans la lumière de Mary Parker Follett, que cet « effet Matilda » peut aussi être corrigé.
Encore plongée dans l’anonymat il y a vingt ans (et alors même qu’elle avait flamboyeusement « existé » de son vivant), cette immense intellectuelle aux visions si novatrices, et pour son époque et pour la nôtre, est aujourd’hui de mieux en mieux connue et reconnue.
On doit ce juste retour des choses, à la fois mérité pour Mary Parker Follett et indispensable à la culture collective sur le management et les ressources humaines, à des universitaires, tels que Marc Mousli ou Joan C. Tonn qui oeuvrent sans relâche à lui rendre ce que d’autres lui ont emprunté. On le doit aussi à des personnalités de l’entreprise et du conseil, tels Pauline Graham, Jean-Edouard Grésy et Ricardo Pérez-Nuckel, les fondateurs du cabinet AlterNego ou Emmanuel Groutel. On le doit encore à des admirateurs et admiratrices passionné-es de tous horizons qui se retrouvent sur le network qui lui est dédié et sur lequel sont rassemblés ses écrits et les travaux qui lui sont consacrés.
Cette variété de disciples ne serait sans doute par pour déplaire à Mary Parker Follett, qui n’a cessé sa vie durant d’exprimer sa conviction forte que le savoir n’est jamais autant créateur de valeur que lorsqu’il est largement partagé…
Marie Donzel, pour le blog EVE
Remerciements à Jean-Edouard Grésy.