1Les institutions internationales chargées d’émettre des recommandations de politique économique s’intéressent désormais au « bonheur » des habitants de leurs pays membres. Les données sur la satisfaction à l’égard de la sécurité de l’emploi jouent par exemple un rôle crucial dans le débat sur la « flexicurité ». L’ocde reconnaît qu’il est difficile de trouver un impact significatif de la législation encadrant le licenciement sur le taux de chômage. Cette législation n’aurait pas d’effet secondaire néfaste sur les performances économiques, mais elle manquerait son but premier : la protection contre le licenciement serait inefficace pour calmer les inquiétudes des travailleurs (ocde [2004]). Les travailleurs seraient en revanche davantage satisfaits de la sécurité de leur emploi dans les pays où les allocations chômage sont généreuses et où les dépenses pour des politiques actives de l’emploi sont élevées. Les données sur le sentiment de sécurité en emploi donnent ainsi des arguments aux partisans de la « flexicurité ». De même, la satisfaction au travail dans un pays fait partie de la liste des indicateurs de qualité de l’emploi de l’Union européenne (Commission européenne [2003]). L’utilisation de telles données à des fins normatives n’est pas sans poser problème. L’objet de cet article est de faire le point sur les questions que soulève l’utilisation de données sur le « bien-être subjectif » pour évaluer les politiques publiques et les situations économiques et sociales.
2Une précision s’impose d’emblée : l’économie du bonheur est une littérature essentiellement empirique. Pour mener à bien notre réflexion, nous nous appuierons notamment sur les concepts et développements de l’économie du bien-être, définie, au sens large, comme « une théorie économique au service de l’évaluation des situations sociales et de la décision publique. Son étude porte sur les moyens et les critères qui permettent de juger et de comparer la qualité des situations sociales » (Baujard [2003], p. 1). En d’autres termes, l’économie du bien-être est une réflexion, de nature théorique, sur les critères d’évaluation d’une situation sociale. Instaurer un dialogue entre cette dernière et l’économie du bonheur permet d’éclairer les enjeux et les questions que soulève l’utilisation de données sur le bonheur subjectif pour établir des recommandations de politiques économiques auxquelles font face ces deux approches.
3Pour mieux cerner ces enjeux, nous proposons tout d’abord une présentation détaillée de l’économie du bonheur : la première partie situe ce courant dans l’histoire de la pensée économique et la deuxième partie présente les arguments méthodologiques de l’économie du bonheur. La troisième partie souligne l’intérêt des résultats de l’économie du bonheur dans les débats sur les politiques publiques. La dernière partie précise l’usage qu’il peut être fait de l’économie du bonheur et ses limites.
L’économie du bonheur : une perspective historique
L’économie du bonheur : des précurseurs à l’engouement actuel en économie
4Si on s’en tient au champ de l’économie, les précurseurs de l’économie du bonheur se trouveraient à l’Université du Michigan, dans le Survey Reasearch Center dirigé par George Katona qui a étudié les attitudes des consommateurs à partir d’enquêtes sur les opinions dès les années 1950 (Easterlin [2002] ; Hosseini [2003]). L’article séminal de ce courant est toutefois publié bien plus tard, par l’économiste Richard Easterlin, à la suite d’un séjour au Centre for Advanced Study in the Behavioral Sciences, à Stanford (Easterlin [1974]). En étudiant l’impact du revenu sur le bien-être déclaré, Richard Easterlin a donné son nom à un fait stylisé devenu célèbre : en coupe, dans un même pays, les personnes les plus riches se déclarent généralement plus heureuses que les personnes moins riches, mais richesse et bonheur ne sont pas corrélés à un niveau plus agrégé : l’augmentation de la richesse au cours des années 1960 aux États-Unis ne s’est pas traduite par une satisfaction accrue en moyenne. Richard Easterlin a su trouver des interprétations à ce résultat quelque peu surprenant pour un économiste : les besoins sont en effet relatifs, ils dépendent du niveau de vie moyen dans la société. Les premiers résultats de l’économie du bonheur furent très rapidement repris à des fins plus normatives, par Tibor Scitovsky notamment, dans The Joyless Economy. Ce dernier souligne que les hommes ne recherchent pas uniquement le confort matériel et l’absence de souffrance, mais aussi une certaine stimulation, de la nouveauté, des défis (Scitovsky [1976]). Ces recherches lui donnent des armes pour critiquer le mode de vie américain, qui privilégie le confort aux défis. L’utilisation de données sur le « bien-être subjectif » débouche, dès cette époque, sur une remise en cause de la richesse comme critère de bien-être. Quelques mois après la publication de l’article de Richard Easterlin et de l’ouvrage de Tibor Scitovsky, deux économistes, toujours américains, proposent d’étudier la satisfaction au travail en vue d’expliquer les comportements sur le marché du travail (Freeman [1978] ; Hamermesh [1977]). Dans les années 1970, quelques économistes américains ont ainsi cherché à comprendre les déterminants de la satisfaction déclarée et du bien-être subjectif, en vue de compléter et d’amender la théorie dominante, ou en vue de la critiquer plus ouvertement pour Tibor Scitovsky. À la même époque, aux Pays-Bas, l’école de Leyden, autour des travaux de Bernard Van Praag proposait également une nouvelle mesure du bien-être (Van Praag [1971, 1977] ; Van Praag et Fritjers [1999] ; Van Praag et Ferrer-I-Carbonell [2007]). À la London School of Economics, Richard Layard s’intéressait déjà aux conséquences de ces recherches empiriques sur les recommandations de politiques publiques (Layard [1980]). Mais, pendant près de quinze ans, les études sur le bonheur resteront peu développées dans le champ de l’économie. Les travaux d’Andrew Clark et Andew Oswald ([1994, 1996]), publiés à partir du milieu des années 1990, ont contribué à faire reconnaître ce type d’études, qui suscitent aujourd’hui un engouement, à en croire du moins la croissance exponentielle du nombre de livres et d’articles dans des revues prestigieuses.
5Le terme d’« économie du bonheur » est de plus en plus employé, alors que les frontières disciplinaires ont tendance à s’estomper dans ce type d’approche, qui fait appel aux sciences cognitives, aux sciences humaines et sociales. L’économie du bonheur emprunte ainsi certains concepts à des disciplines connexes. Cette interdisciplinarité ne saurait se lire comme une « incursion » de l’économie dans le champ d’autres disciplines, mais plutôt comme la découverte ou redécouverte ensemble d’un sujet de recherche longtemps ignoré dans de nombreuses disciplines. En effet, l’intérêt pour le « bien-être subjectif » est également récent dans d’autres disciplines. Le « bonheur » n’était pas un objet central de recherche en psychologie dans les années 1970 et 1980 : cette dernière se focalisait davantage sur les formes pathologiques. Les sciences humaines étaient en outre sous l’influence du béhaviorisme, selon lequel la science se limite à l’étude des comportements observés, et peut négliger les sentiments déclarés. L’utilisation des préférences révélées en économie relève d’ailleurs de cette tradition. Enfin, les autres disciplines empruntaient parfois les outils et concepts de l’économie. La psychologie « hédonique » est ainsi plus récente qu’on ne le croit : le livre publié en 1999 par trois éminents psychologues, et intitulé Well-Being: The Foundation of Hedonic Psychology, se veut l’annonce officielle de son existence, même s’il fait le bilan de nombreux travaux existants, depuis quelques années déjà, à l’ombre de la psychologie béhavioriste et de la psychopathologie (Kahneman, Diener et Schwarz [1999]). Ce courant de la psychologie prend parfois également le nom de « psychologie positive » (Haidt et Keyes [2003]). Aujourd’hui, dans ce champ, économistes, psychologues et sociologues se côtoient, ce dont témoigne l’attribution du prix Nobel d’économie à deux psychologues, Daniel Kahneman et Amos Tversky. Les économistes et les psychologues dissertent sur le bonheur dans les prestigieuses revues d’économie ou des revues interdisciplinaires dédiées à ce sujet telles que le Journal of Happiness Studies. L’ouverture de l’économie sur la psychologie est bien sûre ancienne : les précurseurs anglais du calcul marginaliste (Jevons, Edgeworth) souhaitaient par exemple donner un fondement psychologique à l’économie marginaliste, en reprenant en particulier les résultats des psychophysiologistes allemands sur les liens entre stimulus et réponses (Schmidt [2006a]). Mais les points de rencontre entre les deux disciplines s’étaient faits plus rares au xxe siècle.
Bonheur et utilité : un chassé croisé dans l’histoire de l’économie
6Le succès récent des notions de bonheur et de satisfaction en économie, s’il peut surprendre au premier abord, s’inscrit en réalité très bien dans la science économique moderne, qui a fait de l’utilité un de ses fondements. Cette dernière n’est toutefois pas sans ambiguïté. Notons que l’« utile » et l’« agréable » ne signifient pas la même chose pour le sens commun, mais se rejoignent dans les écrits des premiers utilitaristes, pour qui l’utilité correspond à la somme des plaisirs à laquelle on soustrait la somme des peines. Le philosophe anglais Jeremy Bentham est sûrement un de ceux qui ont le plus contribué à populariser la notion d’utilité (et d’utilitarisme) à la fin du xviiie siècle. Mais l’économie moderne, rompant avec le recours à la psychologie, donne un autre sens à la notion d’utilité : est utile ce qui est préféré, ce qui est choisi (Mongin et d’Aspremont [1998]). Point n’est besoin de mesurer les plaisirs et les peines, il suffit d’observer les comportements. L’économie moderne s’est ainsi construite sur la notion d’utilité, tout en refusant de la mesurer directement pour se contenter d’étudier les préférences révélées, Se baser sur les seuls choix pour inférer les préférences impose des hypothèses sur la rationalité des individus et leur capacité d’anticipation (Diener [1997] ; Kahneman et al., [1999] ; Kahneman et Sugden [2005]). En d’autres termes, la théorie des préférences révélées supposent identiques vécue ex post (« experienced utility ») et celle qui est mobilisée pour la décision ex ante (« decision utility ») (Kahneman, Wakker et Sarin [1997]). Mais l’utilité anticipée ne correspond pas toujours à l’utilité ressentie : au moment de la prise de décision. Les économistes du bonheur notent en outre que la théorie des préférences révélées peut être inapplicable dès qu’il y a des phénomènes d’agrégation et des interactions sociales (Senik [2005]).
7Si le sens de la notion d’utilité a évolué, son champ d’application s’est par ailleurs étendu au xxe siècle. La théorie économique standard s’intéresse essentiellement à la production, la consommation et la distribution de biens marchands, du moins jusqu’aux travaux de Gary Becker. Désormais, les économistes appliquent les outils microéconomiques aux domaines les plus divers (famille, crime, etc.) et à repousser les frontières disciplinaires, dans un mouvement d’« impérialisme de l’économie » (Gautié [2007]). L’économie du bonheur participe à ce mouvement, en ayant une conception large de l’utilité. Cette extension des thèmes abordés par l’économie s’inscrit également dans les pas des premiers utilitaristes. Les plaisirs dont ces derniers parlent peuvent être intellectuels et altruistes ; l’utilitarisme du xviiie siècle ne correspond pas à la seule satisfaction, grâce au marché, de désirs matériels et égoïstes, d’après ses exégètes (Vergara [2005]). Pour R. Veenhoven également, Bentham est le précurseur du happyism, plutôt que d’un utilitarisme restreint ; il s’intéresse au bonheur, et non à l’utilité que procure la consommation de biens sur un marché (Veenhoven [2004]). L’économie du bonheur se place indéniablement dans la perspective des premiers utilitaristes : si la question du lien entre satisfaction et revenu constitue un sujet des plus importants pour les économistes du bonheur, ces derniers ne se contentent pas d’étudier la satisfaction que peuvent procurer des biens marchands, mais étendent au contraire le champ de l’économie. Nous y reviendrons.
8Si l’économie du bonheur s’inscrit dans un mouvement contemporain de remise en cause des hypothèses rationalistes d’une part, et d’extension du champ d’études, reste à savoir quelle est la signification exacte de la notion de bonheur que véhicule ce nouveau courant. Le terme même d’économie du bonheur peut sembler inapproprié pour qualifier des études qui s’appuient sur des questions aussi diverses que : « On the whole how satisfied are you with the life you lead? » ; « How is your mood these days? » ; « On average, how elated or depressed, happy or unhappy you felt today? ». La palette des sentiments que l’on cherche à sonder est variée et nuancée. On distingue, en théorie du moins, les aspects « cognitifs » qui relèvent de la réflexion (la satisfaction en fait partie) et les aspects « affectifs », qui relèvent davantage des émotions et des humeurs. Cette distinction est bien sûr discutable : le simple fait de poser une question sur les émotions incite l’enquêté à prendre conscience de ses émotions, à les évaluer. D’un point de vue empirique, les réponses aux questions sur la satisfaction, le bonheur ou les sentiments de joie et de bien-être sont souvent corrélées (Schwarz et Strack [1999]). C’est peut-être pour cette raison qu’un certain flou conceptuel demeure dans les écrits de l’économie du bonheur. L’économie du bonheur, une littérature essentiellement anglo-saxonne, utilise souvent, de manière interchangeable, des mots qui ont pourtant une signification différente : subjective well-being, satisfaction, happiness, quality of life, etc. En toute logique, toutefois, le bonheur n’est pas la simple satisfaction de désir. La satisfaction de certains désirs ne rend pas heureux, et des événements inattendus peuvent rendre heureux (Sumner [1996] ; Griffin [1986]). Ces flottements sémantiques, aussi dommageables soient-ils, n’ont toutefois pas fait l’objet d’investigations poussées au sein de ce courant, qui a davantage cherché à soutenir la possibilité d’une mesure directe du bonheur par des investigations empiriques et la recherche de corrélations robustes.
9L’économie du bonheur analyse les causes et les conséquences du bonheur, elle cherche des corrélations entre la satisfaction « déclarée » ou le « bien-être subjectif » et d’autres aspects (revenu, condition de vie, etc.). Elle a ainsi, de manière incontestable, une visée positive, de compréhension. Ses premiers résultats ont fait l’objet de revues de la littérature conséquentes (Frey et Stutzer [2000, 2002] ; Layard [2005a] ; Van Praag et Ferrer-I-Carbonnell [2007] ; Clark et Senik [2008] ; Clark et al. [2008]). L’enjeu est ici de questionner sa portée normative.
10La question est donc de savoir si l’économie du bonheur est en mesure de raviver le débat sur les critères de sélection des états de la société désirables. Quels sont les arguments et les apports de l’économie du bonheur qui peuvent inciter à faire du bonheur un critère d’évaluation ? Au début des années 1980, Amartya Sen et Bernard Williams reprochaient aux économistes utilitaristes de s’éloigner à la fois d’un ancrage psychologique et de la réalité des débats politiques, à la différence des premiers utilitaristes ([1982], p 21) : « Utilitarianism was born as a distinctive psychological theory and, to some extent, a distinctive attitude to politics, though even in its earlier developments there were divergent conservative and radical applications of it. It is strange but very striking fact that in its more recent existence as contributing to moral and economic theory it has lost those connections with psychological and political reality. » Qu’en est-il de l’économie du bonheur ? La prochaine partie évalue les arguments méthodologiques de l’économie du bonheur, pour répondre aux objections et au scepticisme à l’égard d’une mesure directe du bonheur. La section suivante démontre que ses résultats s’inscrivent pleinement dans les débats politiques contemporains.
Les arguments de l’économie du bonheur et les problèmes méthodologiques en suspens
Les arguments de l’économie du bonheur : les critiques et les réticences des économistes sont-elles solubles dans l’économétrie et l’imagerie cérébrale ?
11Les déclarations des individus sur leur bien-être ne sont pas des phénomènes aléatoires et infondés. Les économistes en veulent pour preuve la correspondance entre les déclarations de satisfaction ou de bien-être et les manifestations physiques de la peine et de la joie, que peuvent capturer les sciences cognitives, la médecine ou la psychologie. Les individus qui se disent heureux ont par exemple une activité cérébrale plus importante dans la partie préfrontale du cerveau droit qui serait le siège des émotions positives, d’après des travaux d’imagerie cérébrale. Ces correspondances confortent les économistes. Pour appuyer son propos, Richard Layard va même jusqu’à reproduire les images de cerveaux dans son livre, Happiness. Lessons from a new science (Layard [2005a]). D’autres manifestations physiques (au niveau du cœur, au niveau hormonal) confirment également les déclarations des individus. D’après des enquêtes et observations sur le comportement cette fois-ci, les personnes qui se disent satisfaites ont davantage tendance à sourire ; leurs proches les considèrent également comme des personnes heureuses ; elles vivent plus longtemps et échappent davantage à certains troubles (insomnie, dépression, tentative de suicide, etc.). En tant qu’économiste, il est parfois difficile de juger de la validité des arguments basés sur les outils des sciences cognitives. Mais l’économie du bonheur met également en évidence les liens entre déclarations et comportements. Les travailleurs qui ne sont pas satisfaits de leur emploi ont plus de chances de quitter leur emploi par exemple (Clark [2001] ; Freeman [1978]). L’apport de ces études est essentiellement de montrer une corrélation entre la satisfaction déclarée, que nous observons, et la satisfaction ressentie, que nous ne pouvons pas mesurer directement, mais dont les conséquences physiques et comportementales, toutes deux observables, sont une première approximation.
12Les sciences naturelles et humaines nous apprennent également que la propension au bonheur est en grande partie un phénomène physique, qui trouve sa source dans nos gènes (Frey et Stutzer [2002]). Les expériences avec les jumeaux sont, à cet égard, révélatrices (Layard [2005a]). La satisfaction dépend également de traits de la personnalité tels que l’extraversion, l’optimisme, ou l’estime de soi. Les facteurs sociaux et économiques (statut, mariage, revenu, nombre d’heures de travail, etc.) sur lesquels les pouvoirs publics peuvent avoir davantage prise n’expliqueraient pas plus de 20 % de la variance de bien-être subjectif entre personnes (Ng [2003]), moins de 10 % pour les plus pessimistes (Schwarz et Strack [1999]). Comment dès lors distinguer un effet « individuel », lié aux traits de personnalité, des conditions économiques et sociales dans lesquelles évoluent les individus, et qui intéressent davantage les économistes ?
13Les développements économétriques permettent en partie de faire progresser la connaissance et de répondre aux objections sur l’intérêt et la validité de telles données pour les économistes. Les articles les plus récents en économie du bonheur font d’ailleurs preuve d’une grande sophistication technique. Dans un premier temps, la diffusion de techniques d’estimations des modèles logit ou probit ordonnés a permis de lever l’hypothèse de cardinalité (selon laquelle une personne qui se déclare satisfaite à un niveau 6 sur une échelle allant de 1 à 6 est deux fois plus satisfaite qu’une personne qui choisit le niveau 3). Un modèle non linéaire classique (un probit ordonné par exemple) consiste à relier un jugement verbal et discret sur la satisfaction à une variable latente qui serait l’utilité d’une part et ce niveau d’utilité à des caractéristiques observables. Dans leur version simple, ces modèles supposent que le lien entre les variables observables et le niveau d’utilité est le même pour tous, ainsi que le lien entre le niveau d’utilité et la satisfaction exprimée (Senik [2005]).
14Les techniques économétriques plus développées permettent de tenir compte de l’hétérogénéité individuelle et de capturer, notamment grâce à l’économétrie des panels, un « effet individuel », facile à déterminer dès qu’une personne se déclare toujours heureuse ou toujours insatisfaite, quelles que soient ses conditions de vie, quelle que soit la vague du panel. Tenir compte de ces effets individuels change considérablement les résultats (Ferrer-i-Carbonell et Frijters [2004]).
15Étudier les corrélations entre les conditions économiques et sociales et la satisfaction soulève la question du biais d’endogénéité. Est-ce un faible salaire qui rend malheureux ou les personnes malheureuses qui réussissent moins bien leur carrière ? Est-ce le mariage qui rend heureux ou les personnes plus heureuses qui se marient ? Les économistes sont conscients de la possibilité d’une relation de causalité inverse (Frey et Stutzer [2005]). Des stratégies d’identification économétriques, et notamment la correction d’un biais de sélection, permettent également de répondre à ces questions : il est ainsi possible de déterminer si le mariage rend heureux en tenant compte du fait que les personnes heureuses ont plus de chances de se marier (Clark et Lucas [2006]).
16Enfin, des modèles tentent désormais de relâcher l’hypothèse d’un lien identique, pour chaque individu, entre la satisfaction et les conditions économiques et sociales. Des travaux plus récents permettent de distinguer des classes d’individus qui ne réagissent pas de la même manière à une hausse du revenu par exemple, même s’il est encore difficile de distinguer l’hétérogénéité liée à des fonctions d’utilité différentes de celle qui est liée à un mode d’expression verbale différent (Clark, Etilé, Postel-Vinay, Senik et Van der Straeten [2005]). En définitive, les travaux d’économie du bonheur, avec l’appui de l’économétrie, tendent à prouver que les déclarations de satisfaction ne sont pas directement comparables, mais qu’il est possible de dégager des corrélations fiables, corrigées de divers biais. Ces corrélations pourraient ensuite renseigner sur la valeur des paramètres économiques, sociaux et institutionnels, qui améliorent le bien-être.
Les problèmes méthodologiques en suspens
17Toutefois, certaines questions méthodologiques restent encore peu explorées. Nous savons peu de choses des mécanismes qui conduisent de la satisfaction ressentie à la déclaration sur une échelle imposée, verbale, discrète et finie, dépassant rarement 10. La déclaration peut être faussée par des biais de nature diverse (sociologique, culturelle, linguistique). À cet égard, la question des comparaisons internationales nous semble particulièrement épineuse. Deux études sont régulièrement citées pour montrer que les biais linguistiques importent peu : une sur la Suisse et une autre sur le comportement des étudiants chinois à qui le questionnaire est posé en chinois et en anglais (Layard [2005a]). Dans une Suisse multilinguistique, la satisfaction déclarée ne semble pas influencée par la langue dans laquelle est délivrée le questionnaire, et reste différente des voisins allemands, français ou italiens. De même, la langue du questionnaire ne semble pas influencer les réponses des étudiants chinois. Il est néanmoins fort possible que le comportement de réponse et l’utilisation de l’échelle diffèrent d’un pays à l’autre, d’une culture à l’autre (Mohler, Smith et Harkness [1998]). Certains travaillent à identifier et à corriger ces problèmes, en amont, au moment de la construction de grandes enquêtes internationale, mais également dans la modélisation des résultats (Van de Vivjer [1998]). De nombreuses questions restent toutefois sans réponse dans ce domaine.
18Quelques biais sont en revanche mieux identifiés dans la littérature contemporaine. Les enquêtés peuvent ainsi se censurer et éviter de déclarer qu’ils sont malheureux, ou qu’ils ne sont pas satisfaits de leur vie, devant un enquêteur ou au téléphone. Ils peuvent préférer cacher leur faiblesse. Ce phénomène prend le nom de biais de désirabilité sociale ou « social desirability bias » (Bertrand et Mullainathan [2001]). La formulation des questions et l’ordre des questions comptent également ; on parle de framing effect ou effet de présentation. Deux questions qui cherchent à mesurer le même phénomène avec une formulation différente (« êtes-vous satisfait de votre vie ? » et « êtes-vous insatisfait de votre vie ? », par exemple) peuvent aboutir à des résultats très différents. Par ailleurs, l’ordre des questions peut également modifier le résultat, ou conduire à surestimer les corrélations entre divers phénomènes, dans la mesure où les individus cherchent à donner des réponses cohérentes pendant l’enquête. Prenons un exemple : si une question sur le nombre de sorties pendant la semaine est posée avant une question sur la satisfaction dans la vie, les réponses à ces deux questions sont corrélées, laissant penser que les sorties entre amis contribuent au bonheur. Mais les réponses ne sont pas corrélées si la question sur la sortie est posée après (Bertrand et Mullainathan [2001] ; Schwarz et Strack [1999]). Cet effet peut entraîner un biais systématique qui conduit à surestimer une corrélation. L’humeur du moment entre également en jeu. La victoire de son équipe de foot favorite influence la réponse à une question sur la satisfaction à l’égard de sa propre vie (Schwarz et Strack [1999]). Les individus répondent en fonction de ce qu’ils ressentent sur le moment, et non en fonction de ce qu’ils pensent de leur vie. Or l’économétrie capte plus difficilement l’humeur du moment qu’un trait de personnalité constant, sur différentes vagues d’un panel par exemple. Le caractère rétrospectif des questions sur la satisfaction jette également un doute sur ces réponses, tant la mémoire des individus peut les tromper. Lorsque les individus sont interrogés sur leur vie en générale, ils prennent rarement en considération toutes les informations pertinentes, pour ensuite les peser et sous-peser ; ils se contentent bien souvent de l’information immédiatement accessible ; ils négligent la durée, pour ne retenir que le dernier événement ou l’expérience hédonique la plus intense (« peak-end behavior »). Pour répondre aux questions sur la satisfaction, les individus font appel à des souvenirs divers, les recomposent, et en oublient certains.
19Pour éviter les inconvénients des questions rétrospectives et globales, Kahneman propose de calculer un « objective happiness » (ce qui peut ressembler à une oxymore…), à partir des utilités « instantanées », déclarées à chaque moment de la journée (petit-déjeuner, travail, dîner, sortie, etc.), en accordant à chaque moment la même importance (Kahneman et al. [1997]). Cette perspective « bottom-up » semble plus intéressante que l’analyse de la satisfaction globale, considérée comme une démarche « top-down » (Kahneman et al. [2004]). Dans une certaine mesure, il s’agit d’un retour à Bentham, qui proposait de faire la somme des plaisirs et des peines vécues sur le moment. Daniel Kahneman reconnaît d’ailleurs cette filiation (Kahneman et al. [1997]).
20Les divers biais qui entourent les réponses aux questions sur des attitudes ou sur la satisfaction, risquent toutefois de conforter les doutes de certains économistes quant à la fiabilité des résultats. Après avoir pris la mesure de ces biais, deux économistes, Marianne Bertrand et Sendhil Mullainathan, déconseillent ainsi l’exploitation de la satisfaction comme une variable dépendante. Les biais mentionnés risquent en effet d’être corrélés à des caractéristiques qui devaient expliquer la satisfaction (catégorie socioprofessionnelle, genre, nationalité, etc.) (Bertrand et Mullainathan [2001]). Cette conclusion nous semble néanmoins trop pessimiste. Il faut plutôt, à notre avis, continuer à mener des recherches, à tenir compte de l’ensemble des phénomènes qui expliquent la déclaration des enquêtés, en gardant à l’esprit la possibilité de corrélation fallacieuse due à des biais.
21Plus fondamentalement, la notion même de biais mérite d’être discutée (Schmidt [2006a]) : elle fait référence à une situation où l’individu mobilise toute l’information pertinente et la traite parfaitement pendant l’enquête, sans tenir compte de ces émotions du moment. Mais cette situation ne se produit jamais. La notion de biais tend d’ailleurs à laisser la place à celle de processus cognitifs, de « procédés heuristiques » (Schmidt [2006b]) ou de « comptes mentaux » (Thaler [1999]). La construction sélective des données est un support qui permet de leur donner du sens, de les interpréter et de formuler ensuite des options et de choix (Schmidt [2006b]). Les données (sur le bonheur, entre autres) ne sont pas biaisées ; elles reflètent la manière dont les individus codent et évaluent les données dont ils disposent pour évaluer leur utilité, et plus généralement pour prendre des décisions.
22En définitive, par des recherches empiriques novatrices, l’économie du bonheur révèle les conditions et causes du bonheur, que les politiques publiques peuvent influencer et construire. Pour les plus optimistes, le renouvellement méthodologique apporté par l’économie du bonheur et plus généralement l’économie comportementale pourraient déboucher sur un renouvellement des recommandations politiques (Berg [2003]). Quelles recommandations politiques peuvent être formulées à partir de ces résultats ? La section suivante présente les apports de l’économie du bonheur, et la dernière section précise les limites actuelles de l’économie du bonheur, qui permettent de préciser le bon usage de l’économie du bonheur à des fins normatives.
Les apports de l’économie du bonheur
Le bonheur : une commune mesure plus simple
23Le bonheur peut constituer un nouvel étalon de mesure, qu’il est ensuite possible de retranscrire sous forme monétaire si nécessaire (Clark et Oswald [2002]). L’économie du bonheur renouvelle ainsi les analyses coûts/bénéfices (Frey et Stutzer [2005]). Les enquêtes de satisfaction permettent de faire des comparaisons entre des domaines où les unités de mesure sont différentes (degré de pollution, nuisances sonores d’un aéroport, satisfaction de la clientèle de l’aéroport, etc.) (Van Praag et Ferrer-I-Carbonell [2007]). Sans données sur la satisfaction, les analyses coûts/bénéfices nécessitaient de déterminer une valeur monétaire à tous les biens, à partir d’une hypothétique « volonté de payer » (« willingness to pay »). L’économie du bonheur offre une commune mesure plus simple.
24Cette commune mesure permet de nourrir le débat sur les arbitrages inhérents à la vie politique. L’arbitrage entre inflation et chômage est ainsi éclairé par la macroéconomie du bonheur : une augmentation du taux de chômage dans un pays a un effet plus nuisible que l’augmentation de l’inflation (Di Tella, MacCulloch, et Oswald [2001]). Les récessions ont un effet préjudiciable sur le bonheur des citoyens, mais l’existence d’allocation chômage limiterait cet impact négatif (Di Tella, MacCulloch et Oswald [2003]), sans toutefois réduire le différentiel entre la satisfaction des chômeurs et ceux qui ont un emploi (Ouweneel [2002]).
L’économie du bonheur : ni matérialiste, ni utilitariste ?
25Les résultats de l’économie du bonheur militent pour ne pas se contenter d’indicateur tel que le revenu ou le pib pour mesurer le bien-être d’un individu ou d’une nation. Depuis le paradoxe mis en évidence par Easterlin [1974], nous savons qu’une hausse du pib ne se traduit pas nécessairement par une hausse de « Bonheur National Brut ». La macroéconomie du bonheur contemporaine (basée sur la comparaison temporelle et internationale du niveau de bien-être déclarée en moyenne dans un pays) confirme ces premiers résultats : à partir d’un certain seuil de développement économique, l’argent ne fait plus le bonheur, l’augmentation du revenu n’importe plus, ou très peu (Oswald [1997]) et beaucoup d’autres aspects entrent en ligne de compte, notamment dans les sociétés industrielles post-matérialistes (Di Tella et MacCulloch [2006]). Ed Diener et Daniel Kahneman militent pour le développement d’indicateurs de bien-être basés sur des enquêtes (Diener [1997] ; Kahneman et al. [2004]).
26L’analyse de données microéconomiques débouche sur des conclusions similaires : la qualité de la vie sociale et la qualité de l’environnement ont un impact plus durable sur la satisfaction qu’une augmentation de salaire. Être entouré des personnes que l’on aime semble très important et a un effet beaucoup plus durable qu’une augmentation de revenu (Easterlin [2003]). De même, la satisfaction procurée par une vie de couple heureuse, par de nombreux amis ou par des loisirs semble plus durable que celle procurée par une augmentation de revenu (Frederick et Loewenstein [1999] ; Layard [2005a]).
27Les économistes constatent désormais l’importance de la satisfaction « intrinsèque », de la satisfaction que procure la réalisation de buts auxquels on croît, d’un travail intéressant (Clark [2005]). Mais ce sont les psychologues qui insistent plus encore sur la différence entre la satisfaction extrinsèque et intrinsèque : pour eux, l’épanouissement passe par la réalisation des objectifs qu’on se fixe à soi-même, par des activités dont les buts sont reconnus, qui permettent le développement personnel, la réalisation de soi (Peterson et al. [2005] ; Ryan et Deci [2001] ; Sheldon et al. [2004]). Le sentiment même de progresser serait une source de bonheur (Senik, à paraître). C’est en particulier le crédo de la psychologie positive (Haidt et Keyes [2003]). Les économistes, notamment Bruno Frey et Alois Stutzer [2002], reconnaissent également l’importance des procédures, des règles et des processus. Lorsque la démocratie règne, lorsque la participation à la vie publique et politique est plus importante, lorsque les institutions sont stables et légitimes, le bien-être subjectif est plus élevé. Les deux économistes suisses démontrent que le fédéralisme, les référendums populaires et plus généralement la participation à la vie civique rendent les citoyens plus heureux. Ils mettent en avant le concept d’« utilité procédurale », l’utilité qui découle, non pas des résultats, mais de la manière dont ceux-ci sont obtenus.
28L’économie du bonheur peut ainsi nous aider à mieux comprendre comment la population valorise les grands objectifs anti-utilitaristes tels que la justice, la liberté, la réciprocité ou la démocratie. En cela, elle s’éloigne d’une vision de la politique dédié à la simple croissance, pour envisager toute une palette de biens. Elle acquière ainsi une portée générale qui fait d’elle un candidat tout à fait sérieux pour évaluer les états de la société (Sumner [1996]).
L’économie du bonheur : conservatrice ou réformiste ?
29Mais, au-delà de questionnements communs sur les indicateurs de richesse et la mesure du bien-être, l’économie du bonheur peut déboucher sur des recommandations très diverses, qui peuvent aller à l’encontre des recommandations d’une économie qui utilisent des méthodes plus traditionnelles.
30L’économie du bonheur pourrait soutenir des propositions plus « conservatrices » (Berg [2003]), en montrant l’importance du mariage et de la famille pour le bonheur (Diener et Seligman [2004]) ou en soulignant l’aversion pour une perte, un risque : les individus accordent une plus grande importance à ce qu’ils ont déjà, à l’objet perdu, plutôt qu’à l’objet qu’ils peuvent acquérir (Kahneman, Knetsch et Thaler [1991]), ce qui ne plaide pas en faveur d’une redistribution. L’importance des liens familiaux et amicaux plaide pour ne pas imposer une mobilité, notamment géographique (Diener et Seligman [2004]) ou une forme de flexibilité, pourtant à la mode aujourd’hui. La stabilité ne doit pas être dénigrée, car elle est appréciée. Le statu quo semble d’ailleurs convenir au plus grand nombre : en règle générale, près de 80 % des personnes se disent satisfaites. L’économie du bonheur serait, au premier abord, consensuelle, par nature. Elle est basée sur l’opinion du plus grand nombre, sur les régularités observées, même si elle permet également de souligner l’hétérogénéité des préférences, et les différences entre générations ou classes professionnelles par exemple.
31L’économie du bonheur peut également être « réformiste », militer pour une plus grande intervention de l’État, et mettre davantage l’accent sur les problématiques sociales. Elle peut, par exemple, réhabiliter l’impôt progressif. Une partie des biens consommés n’augmenterait pas de manière durable le bonheur du consommateur, mais aurait pour fonction de le démarquer de ses voisins. Cette consommation produit donc des externalités négatives : ses voisins risquent de l’envier. Nous aurions ainsi tous intérêt à consommer moins, à travailler moins et profiter davantage de notre temps libre pour le loisir ou l’éducation, la famille et les amis. Pour limiter cette « course de rats » (c’est la formule consacrée), les auteurs préconisent une taxe progressive sur la consommation ou les revenus (Frank [1997] ; Layard [2005a, 2005b]). Outre la fiscalité, les institutions et les règles (par exemple, le règlement des examens) peuvent former un cadre où la compétition est moins encouragée qu’elle ne l’est actuellement (Layard [1980]). Si Richard Layard reconnaît que les hommes aiment, par nature, la compétition, et que cette dernière n’est pas toujours mauvaise, il suggère des politiques pour « changer la nature humaine » ou, dans une formulation plus économique, pour « changer la fonction d’utilité elle-même » (p. 744) par l’éducation ou le développement de jeux coopératifs (Layard [1980]).
32Des travaux sur données microéconomiques prouvent que les chômeurs sont bien plus malheureux que les travailleurs, qu’ils ne s’habituent pas à leur état, et que la perte de revenu n’explique pas à elle seule ce différentiel de bien-être subjectif (Clark et Oswald [1994]). Donner un revenu aux chômeurs ne suffirait pas à les rendre entièrement heureux : en d’autres termes, les allocations chômage n’auraient pas un effet désincitatif sur la recherche d’emploi, qui procure une satisfaction intrinsèque. Ces résultats permettent de réhabiliter les allocations chômages, mises à mal par l’idée de « trappe à chômage » engendrée par le système socio-fiscal. Ces résultats peuvent également être utilisés pour recommander des politiques de type Welfare to work, avec le développement d’emplois subventionnés (Layard [2004]) : sur une échelle de satisfaction, mieux vaudrait en effet occuper un emploi de mauvaise qualité plutôt que d’être au chômage. Si ces emplois subventionnés sont de mauvaise qualité (et offrent un salaire médiocre), il conviendrait de les compléter par des mesures comme le crédit d’impôt et par une formation pour que ces travailleurs ne restent pas confinés dans un segment d’emplois de mauvaise qualité, ajoute Richard Layard.
33Les déterminants génétiques et physiques du bonheur, dont les économistes reconnaissent l’importance, posent la question des moyens les plus appropriés pour atteindre le bonheur du plus grand nombre. Faut-il donner des anxiolytiques, du Prozac à tout le monde ? La question est posée de manière tout à fait sérieuse par Richard Layard (Layard [2005a]). Mais le Brave New World de Aldous Huxley, écrit en 1932, agit comme un repoussoir pour beaucoup de chercheurs… Dans des travaux plus récents, Ricard Layard, qui, en bon économiste du travail, s’inquiète de la montée des allocations pour invalidité, qui font diminuer l’offre de travail, s’entoure de médecins et de psychologues pour proposer un investissement massif dans le soin des maladies mentales, par le développement des Cognitive Behaviour Therapy, les anti-dépresseurs n’étant pas une solution à long terme (Layard [2006]).
34En définitive, l’économie du bonheur peut aboutir à des recommandations éloignées de celle de l’économie plus traditionnelle, et on ne peut que se réjouir de ce pluralisme méthodologique, qui peut déboucher sur un pluralisme des idées à défendre sur le terrain politique. Cette troisième partie démontre que l’économie du bonheur peut apporter des éléments de réponses aux débats politiques contemporains. Dans la dernière partie, nous préciserons l’usage qu’il peut être fait de l’économie du bonheur, son intérêt et ses limites.
Du bon usage de l’économie du bonheur
Une économie (du bonheur) normative malgré elle ?
35Si tous les économistes ne cherchent pas à participer au débat public, de nombreuses études empiriques relevant de l’économie du bonheur débouchent, de manière explicite ou implicite, sur des recommandations de politiques économiques. Est-ce inévitable ? Il peut certes exister, en toute logique, une économie qui n’est pas normative, qui a une visée essentiellement positive (Brochier [1997]). Selon une conception courante, il y a jugement de valeur dès que l’économiste exprime ses propres préférences (Mongin [2006]). Dans cette perspective, l’économie du bonheur, qui étudie la satisfaction des préférences et le bien-être déclaré des enquêtés, n’implique pas de jugement de valeur. Mais il est parfois difficile de repérer un jugement de valeur, de le distinguer d’un jugement positif et objectif (Mongin [2006]). Dans bien des cas, il peut s’opérer un glissement du positif au normatif, glissement d’autant plus facile pour certains concepts, tels que la pauvreté ou le bonheur. La pauvreté et ses causes ne doivent-elles pas être combattues ? Le bonheur n’est-il pas désirable ? Comment ne pas vouloir faire le bonheur du plus grand nombre ? Dans cette perspective, l’économie du bonheur serait, malgré elle, chargée d’une normativité.
36Il nous semble pourtant que la portée normative de l’économie du bonheur (entre autres…) doit faire l’objet d’un questionnement. Étudier un phénomène plutôt qu’un autre est un choix qui n’est pas sans conséquence sur les recommandations de politiques (Perret [2002]). S’intéresser au bien-être subjectif et chercher à satisfaire les préférences des individus est en soi une position normative, un jugement de valeur, qu’il convient d’expliciter et de justifier. Le jugement de valeur n’est pas en soi dirimant si l’on renonce aux thèses néo-positivistes suivant lesquelles la démarche rationnelle s’arrête là où les jugements de valeur commencent.
37Parmi les tenants de l’économie du bonheur, certains ne se cachent pas de vouloir s’inspirer de Bentham, et de faire du bonheur le critère ultime d’évaluation des états de la société. Les tenants de l’économie du bonheur sont toutefois partagés dès qu’il s’agit de la portée normative de leurs travaux et de la philosophie « utilitariste » : l’enthousiasme de Richard Layard [1980, 2005a, 2005b] ou de Rafael Di Tella et Robert MacCulloch [2006] et le militantisme du sociologue Ruut Veenhoven [2002, 2004], disciple affiché de Bentham contrastent avec la circonspection du psychologue Daniel Kahneman (Kahneman, Krueger, Schkade, Schwarz et Stone [2004]), ou bien encore l’optimisme mesuré de Ed Diener, lui aussi psychologue (Diener [1997] ; Diener et Scollon [2003] ; Diener et Seligman [2004]) et les critiques de deux économistes renommés dans ce champ (Frey et Stutzer [2006]). Quelles sont les objections de principe et les limites de l’économie du bonheur qui peuvent conduire à un jugement plus nuancé sur son utilité normative ?
Comment se fier au bonheur déclaré ?
38Au-delà des questions méthodologiques, des objections de principe demeurent. Les plus problématiques proviennent d’une réflexion sur la nature des préférences. L’économie du bonheur ne capte que la satisfaction des préférences dans une situation donnée. Or les individus sont mal informés, parfois irrationnels et « malveillants ». Les préférences sont souvent adaptatives et endogènes, influencées par la publicité, la pression sociale et les instincts d’accumulation et de compétition. De nombreuses études ont souligné le caractère adaptatif et social des préférences. L’exemple classique est celui des accidentés de la route et des joueurs de loto (Brickman, Coates et Janoff-Bulman [1978]) : après quelques mois de profonde tristesse pour les premiers et d’euphorie pour les autres, ils retrouvent leur niveau de satisfaction habituelle. Pour reprendre les mots de Kahneman, il y a une différence entre devenir paraplégique et être paraplégique. Les émotions et sentiments négatifs (peur, envie, gêne, dépression) sont salutaires dans la mesure où ils peuvent pousser à l’action, pour tenter de réduire la dissonance cognitive, le fossé entre nos désirs et la réalité (Damasio [2003]). Mais la dissonance cognitive ne peut rester durablement importante. Si la réalité n’évolue pas, ce sont nos désirs, nos préférences, qui s’adaptent. On s’habitue à un événement préjudiciable. Par ailleurs, nos préférences s’adaptent à des événements heureux. La psychologie hédonique a popularisé l’image suggestive d’un « hedonic treadmill », qui peut se traduire par « manège » ou « tapis de jogging » (Kahneman et Sugden [2005]) : nous voulons plus d’argent, mais, quand nous en avons plus, nous ne sommes pas plus heureux, nous nous sommes adaptés au nouveau niveau de revenu. Nous nous habituons ainsi à notre niveau de salaire (Clark [1999]).
39L’exploitation d’enquêtes permet également de mesurer l’importance du groupe de référence. Notre satisfaction à l’égard de notre salaire est influencée par le salaire de notre collègue, de notre voisin, ou de notre groupe de référence (Clark et Oswald [1994]). Notre bonheur dépend de celui de notre famille (Clark [1995] ; Winkelmann [2005]). L’économie du bonheur met à jour des phénomènes d’interactions sociales complexes : l’ascension sociale de nos compatriotes peut ainsi nous agacer par un effet d’envie, de comparaison, mais aussi nous rendre heureux par un effet d’information, en nous rappelant que l’ascension sociale est possible (Senik [2006]).
40En deux mots, le caractère adaptatif et social des préférences pose également la question de leur portée normative. Pour reprendre un résultat célèbre, mentionné plus haut, si les accidentés de la route retrouvent leur niveau de satisfaction habituel, est-ce pour autant que les politiques publiques ne doivent pas tenter de diminuer le nombre d’accidentés sur la route ? La notion de préférences adaptatives s’incarne également dans la figure du pauvre satisfait, qui a appris à se contenter de peu, ou des femmes habituées à une inégalité entre hommes et femmes. En définitive, mesure-t-on le bonheur ou la capacité des individus à se résigner et à admettre qu’ils sont heureux ? L’adaptation peut être un phénomène positif, mais c’est aussi une forme de résignation. Ce problème fut souligné par trois auteurs qui critiquent les approches « welfaristes » de la justice : Amartya Sen [1979a, 1979b], Jon Elster [1982] et Martha Nussbaum [2001] (voir aussi Teschl et Comim [2005]). Les réflexions de ces auteurs peuvent éclairer différemment les résultats de l’économie du bonheur. Des dialogues entre ces diverses approches s’instaurent déjà (Comim [2005]). En démontrant l’importance des phénomènes d’adaptation, d’habitudes et le poids de coutumes, l’économie du bonheur donne des arguments à ceux qui ne souhaitent pas faire de la satisfaction le seul baromètre de l’action publique. L’économie du bonheur souligne ainsi la différence entre les peines et les plaisirs auxquels on s’adapte et ceux qui ont un impact plus durable : il n’y aurait pas d’adaptation au bruit, par exemple : les personnes qui habitent près d’une autoroute ou d’un aéroport supportent de moins en moins bien ces nuisances (Frederick et Loewenstein [1999] ; Van Praag et Ferrer-I-Carbonnell [2007]).
41L’enjeu est alors de déterminer les événements auxquels on s’adapte moins, et qui ont une influence plus durable sur le bien-être, et qui ne dépende pas du contexte social. On retrouve ici les idées développées par L. Sumner [1996] : le bonheur est un critère utile, à condition qu’il soit authentique et autonome, ce qui rappelle la nécessité d’envisager simultanément d’autres critères.
Le bonheur pour tous : un critère nécessaire, mais non suffisant
42Les tenants de l’économie du bonheur ou de la psychologie hédonique reconnaissent volontiers la pluralité des biens. Le bonheur ne saurait être le critère ultime (Diener et Seligman [2004]). De même, « our analysis applies to situations in which a separate value judgement designates experienced utility as a relevant criterion for evaluating outcomes. This set does not include all human outcomes, but is certainly not empty » (Kahneman et al. [1997], p. 375). Pour éclairer ce débat, il n’est pas inutile de reprendre des distinctions que l’on doit à Sen (Mongin [2002] ; Sen [1979b] ; Sen et Williams [1982]). Dans le cadre d’une évaluation « welfariste », les utilités individuelles constituent l’information nécessaire et suffisante pour l’évaluation. Si la recherche du bien-être social se fait par simple somme, le calcul est utilitariste. Mais d’autres possibilités existent : la fonction de bien-être peut chercher à maximiser l’utilité des plus faibles. Une évaluation est « post-welfariste » si elle prend en compte des informations d’une autre nature. Il y aurait trois formes d’« anti-welfarisme » (Mongin et d’Aspremont [1998]) : ceux qui considèrent que l’utilité est l’étalon pertinent, mais veulent tenir compte des handicaps, des talents et des goûts dispendieux ; ceux pour qui l’utilité est une des dimensions du bien, avec d’autres ; ceux pour qui l’utilité n’a aucune importance. Seuls compteraient la morale ou le droit naturel.
43Reconnaître la portée normative de l’économie du bonheur n’implique aucunement une forme d’utilitarisme : il est possible de vouloir rendre heureux ceux qui sont les plus malheureux, et ne pas prendre pour critère le bonheur du plus grand nombre. Accorder une portée normative au bonheur ne saurait non plus se confondre avec le « welfarisme » : on peut faire de l’augmentation du bien-être un des objectifs de la politique publique, tout en reconnaissant l’existence d’autres principes tels que la liberté, la dignité, la réciprocité, ou le mérite (Scanlon [1991]). Il est possible de considérer le bonheur comme une donnée importante et pertinente pour l’évaluation des politiques publiques sans pour autant mesurer le bien à l’aune de la seule satisfaction (Sen et Williams [1982]). Dans cette perspective, l’économie du bonheur permet d’échapper à quelques travers de l’économie normative. L’intérêt d’une approche à partir d’enquêtes d’opinion est d’éviter toute forme de romantisme (Diener et Seligman [2004]), qui consisterait à se baser sur une nature humaine imaginaire, idéalisée et sans fondement empirique, mais également de paternalisme, qui consisterait à croire que l’expert est mieux placé pour définir le bien des individus, ou bien encore d’ethnocentrisme qui consiste à croire que son point de vue est universel (Fleurbaey, Herpin, Martinez et Verger [1997]). En définitive, reconnaître la pertinence d’une opinion sur le bien-être personnel permet de « tenir compte d’une exigence majeure dans les sociétés occidentales modernes : le respect du pluralisme des goûts et de la liberté individuelle » (Fleurbaey et al. [1997]). Des auteurs vont plus loin : le critère de bien-être subjectif serait démocratique, il tiendrait compte des opinions du peuple, à l’intérieur d’une nation, et non des experts ou des puissances extérieures (Diener et Oishi [2005]). Nous examinons en détail ses propositions dans les derniers paragraphes.
Peut-on faire le bonheur des gens malgré eux ?
44L’économie du bonheur peut être plus paternaliste que l’économie plus orthodoxe. Pour cette dernière, les préférences relèvent de la sphère privée (Kolm [2005]), l’individu est supposé faire le bon choix, en fonction de ses préférences et de sa contrainte budgétaire. En proposant d’influencer les préférences des individus, ou en les jugeant préjudiciables, l’économiste sortirait de son rôle (Gul et Pesendorfer [2005]). Pour Richard Layard, au contraire, l’économie du bonheur peut sélectionner les objectifs de la politique, en révélant ce que le peuple veut, mais aussi ce qui le rend heureux (et qui ne correspond pas forcément à ce qu’il veut). L’économie du bonheur démontre en effet que les comportements individuels ne débouchent pas sur le bien-être collectif optimal (Layard [2005a, 2005b]). La distinction entre « experienced utility » et « decision utility » nous rappelle, par exemple, que les individus ne font pas systématiquement les bons choix pour leur bonheur ; ils ont tendance à sous-estimer les phénomènes d’adaptation, que les économistes et psychologues peuvent en revanche mesurer. Les recommandations de Richard Layard, par exemple, se trouvent, nous semble-t-il, dans la veine du « paternalisme libertaire », qui n’a rien d’un oxymoron (Thaler et Sunstein [2003]) : une fois les préférences des individus connues, il est possible de les influencer pour leur bien, par un système d’incitations adéquat, tout en préservant la liberté des individus. Notons toutefois que, dans la littérature relevant de l’économie du bonheur, la question de l’intervention de l’État est toujours envisagée de façon pragmatique, en fonction des résultats pour chaque problème. Il ne s’agit pas d’apporter une réponse (interventionnisme, paternalisme, libéralisme) valable pour tout domaine (Jolls, Sunstein et Thaler [1998]).
45Plus fondamentalement, le bonheur ne peut fournir un critère immédiat pour mettre en œuvre des schémas incitatifs. Des indicateurs comme le « Bonheur National Brut » sont utiles pour le débat, mais le but de la politique ne doit pas être de les maximiser. Ils doivent permettre d’informer le débat citoyen (Frey et Stutzer [2007]). En ce sens, c’est une approche assez différente du paternalisme libertaire : les citoyens doivent être informés de ce qui les rend heureux, et prendre conscience des jugements erronés, pour prendre une décision avisée au moment de voter pour une nouvelle politique. L’enjeu n’est pas, comme dans le paternalisme libertaire, de jouer sur les incitations pour éviter les comportements qui peuvent mettre en danger le bonheur, mais d’enseigner, d’éduquer, de favoriser un débat éclairé. L’économie du bonheur ne peut être un substitut de la démocratie. L’économie du bonheur ne peut pas résoudre le problème des préférences du planificateur, ni entièrement la fonction de bien-être social. Des choix s’imposent, et c’est le débat démocratique qui doit trancher.
L’économie du bonheur : le respect de la pluralité des goûts ?
46Les travaux les plus récents en économie du bonheur ont justement montré la variété des préférences. Les comparaisons internationales sont à cet égard révélatrices et fournissent des exemples de plus en plus nombreux : le revenu n’a pas la même importance dans tous les pays européens par exemple (Clark et al. [2005]) ; le temps partiel, perçu comme un emploi de mauvaise qualité en France, est bien vécu au Royaume-Uni (Clark et Senik [2006]) ; les Américains seraient moins averses aux inégalités que les Européens (Alesina, Tella et MacCulloch [2004]). L’économie du bonheur s’intéresse de plus en plus aux interactions entre les déterminants individuels et sociaux du bonheur (Helliwell [2003]). L’importance du revenu dépend ainsi du contexte économique et social. Les inégalités ne sont pas vécues de la même manière dans tous les pays, par exemple : dans les pays d’Europe de l’Ouest, avoir un revenu inférieur à son groupe de référence rend malheureux. La comparaison défavorable est ainsi mal vécue. Aux États-Unis et dans les pays de l’Europe centrale et orientale au contraire, à revenu individuel donné, voir le revenu du groupe de référence s’élever peut rendre heureux. Il reste un espoir de mobilité sociale et salariale dans des pays souvent instables (Senik [2006]). Plus fondamentalement, le bonheur n’a pas le même sens, ni la même importance dans les cultures occidentales et asiatiques, par exemple (Diener et Oishi [2005] ; Diener et Suh [2000]).
47Toutefois, il n’est pas sûr que l’économie du bonheur échappe au travers de l’« ethnocentrisme ». Elle cherche bien souvent des régularités universelles, une nature humaine, sans se soucier de replacer les phénomènes étudiés dans leur contexte économique, social et politique. Cette lacune s’explique peut-être par l’absence de grandes enquêtes internationales jusqu’à une époque récente. Mais rien n’est moins sûr. Les résultats de ces enquêtes sont souvent exploités sans tenir compte de la possibilité de corrélations fallacieuses. Ainsi, pour l’ocde, il ne fait aucun doute que la flexicurité rend heureux les Danois, et que « la protection de l’emploi inquiète les travailleurs », au vu des corrélations macroéconomiques entre la satisfaction moyenne à l’égard de la sécurité de l’emploi, et l’indice de protection de l’emploi (ocde [2004]). Cette corrélation pourrait toutefois être médiatisée par une troisième variable, la culture par exemple : d’après certaines études, les Danois ont ainsi moins peur de l’incertitude que les Français (Hofstede [2001]). Seules quelques études comparatives, citées ci-dessus, évoquent la possibilité que les causes de la satisfaction soient structurées par le contexte social et culturel, et débouchent sur des conclusions différentes : ce qui fait le bonheur des uns (les Danois, par exemple) ne ferait peut-être pas le bonheur des autres.
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49Le développement de l’économie du bonheur ravive le débat sur les critères d’évaluation de la société et des politiques publiques. Les arguments et les apports de l’économie du bonheur laissent en effet penser que le bien-être déclaré des individus est une information valide et intéressante, qui permet de renouveler le champ des recommandations politiques, et d’éviter de projeter ses propres préférences ou valeurs. D’autres critères doivent être pris en compte, mais le bonheur reste un critère utile d’évaluation des politiques publiques. Dans cette perspective, l’économie du bonheur se renouvelle elle-même : la notion d’eudémonisme suscite ainsi un regain d’intérêt. D. Kahneman, de son côté, suggère de se focaliser sur l’utilité du moment, et non sur la satisfaction globale et rétrospective sujette à davantage de biais. Enfin, les études comparatives introduisent des doutes et renouvellent les débats.
- Mis en ligne sur Cairn.info le 30/06/2009
- https://doi.org/10.3917/reco.604.0905