La question des relations entre santé et environnement soulève, au plan social, de multiples et difficiles écueils. L’environnement fait l’objet d’une appréhension et de préoccupations toujours plus importantes, dont un aspect est son élargissement toujours plus grand vers les questions de santé et de bien-être, étroitement reliées entre elles puisque, selon la définition proposée par l’OMS, « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ». Face à une médecine de plus en plus performante mais aux perspectives néanmoins limitées et contraintes, ne serait-ce que par des coût croissants, cette extension des interrogations sanitaires liées à l’environnement, pour évidente qu’elle soit, n’en reste pas moins mal cernée en France aussi bien par les populations qu’au plan institutionnel ou par les professionnels de santé, à l’inverse de ce que l’on observe dans certains autres pays, tels l’Allemagne, le Canada, la Grande-Bretagne ou les États-Unis. L’association des deux termes santé et environnement constitue avant tout un objet d’interrogation et d’investigation dans les domaines de l'épidémiologie et de la toxicologie, liées aux dynamiques internationales de la recherche. Mais l’appréhension qu’en a la société reste particulièrement faible et fragile. Les difficultés que celle-ci soulève sont liées en particulier aux recompositions importantes qu’elle implique en matière de santé publique, visant un champ qui échappe pour une part à l’intentionnalité humaine dans la confrontation à l’incertain et l’aléa, alors que la préoccupation sanitaire française est fondamentalement centrée sur une détermination et des formes affirmées de positivité, autour de la figure récurrente du pouvoir médical. L’intégration dans la conscience collective, l’attention aux risques et la mise en œuvre d’instruments de protection significatifs et efficaces se montrent lentes et difficiles, dans un contexte caractérisé par la multiplicité des enjeux et la survenue permanente de nouveaux problèmes liés au déferlement des techno-sciences, objets de controverses publiques massives, comme l’ont fait ressortir de nombreuses affaires récentes (impact des particules en matière de qualité de l’air, rôle du diésel, usage des pesticides, téléphonie mobile, antennes relais, nanotechnologies, OGM, perturbateurs endocriniens, etc.).
La difficulté n’est évidemment pas que française. Dans les pays en voie de développement, les moyens matériels et organisationnels manquent drastiquement pour assurer des conditions élémentaires de protection ou d’hygiène de populations démunies face à la mauvaise qualité des eaux ou de l’air par exemple. L’OMS ne cesse d’alerter sur les enjeux massifs liés à l’air intérieur, source de très nombreuses pathologies, en particulier chez les femmes et les enfants, et d’un nombre de décès évalués en 2004 à deux millions par an. Dans les pays développés, confrontés à des enjeux socio-économiques très importants et au paradigme dominant des ressources infinies qu’offrirait le développement technique associé au marché, cette configuration constitue un frein considérable à des prises en compte organisées différemment. Des phénomènes aussi massifs que l’épidémie des cancers, l’accroissement de l’obésité, du diabète, le nombre élevé de maladies cardio-vasculaires, dont l’origine tient largement aux modes de vie des populations des pays à haut niveau de vie, indissociables de leur environnement socio-technique, restent sous-appréhendés, insuffisamment compris dans leurs causes sociétales, lesquelles sont très mal prises en charge concrètement collectivement1. Ils relèvent de processus insidieux échappant aux registres majeurs d’identification et de compréhension collective centrés sur le court terme comme référent dominant. Le vécu, le mal-être des populations massivement exposées à des nuisances, des tensions et des stress qui obèrent fortement leur qualité de vie, reste également très insuffisamment pris en considération. L’influence du contexte est, de manière générale, largement ignorée. Les populations sont trop souvent livrées à elles-mêmes et sans ressources significatives, confrontées à une information tout à la fois débordante et mal structurée, au final déficiente. Des problématiques comme la qualité de l’air ou les grandes crises sanitaires, de l’amiante à l’ESB, ou, plus largement, la thématique de la société du risque ont fait ressortir de profonds déficits des mécanismes collectifs, du social au sens large, que l’on pourrait ainsi qualifier d’intrinsèquement pathogène.
En tant que champ spécifique d’évaluation et de gestion de risques, la notion de santé-environnement a émergé en France avec retard, suivant la dynamique engagée au plan international, dans le cadre de la démarche de l’OMS, d’incitation à l’élaboration de Plans Nationaux de Santé Environnementale, d’où sont nés les deux plans nationaux santé environnement français. Cette émergence tardive est liée entre autres à l’entrée elle-même tardive de la notion d’environnement dans le monde français, dans les années soixante, et à ses spécificités. De fait, au plan institutionnel, la notion d’environnement a été associée à celle de nature et de protection de la nature, dont elle est devenue en quelque sorte le synonyme. Cela s’est traduit par la disjonction à peu près complète dans les structures et les registres institutionnels entre cette notion et les mises en œuvre qui y étaient associées, empreints d’une vision souvent esthétisante et patrimoniale, et le monde de la santé, lié au médical au sens d’intervention thérapeutique, peu axé sur la santé publique en termes de prévention, renvoyant à la longue histoire de la tradition médicale et sanitaire française. Mais cette difficulté se redouble d’autres problèmes, d’ordre culturel et organisationnel, dont les registres sont étroitement reliés, qui en ont fortement limité la portée. Les cadres de l’agir collectif sont ici en cause : organisation très centralisée, rôle et contrôle de l’État, statut social de la médecine, faiblesse de la santé publique, faiblesse de la prévention. On peut rappeler à ce propos la difficulté qu’a la tradition française, dans sa version catholique comme républicaine, avec une vision affirmée d’une individualité forte et active. De la découle une faible réactivité collective, alors que la situation contemporaine demande de plus en plus une dynamique multiforme très large.
Témoignage de ces difficultés et de ces incertitudes au plan sémantique, la langue française hésite entre « santé environnement » et « santé environnementale », ce dernier terme étant étroitement assimilé selon certains à la notion de « santé publique ». La notion de « santé environnementale » sous-entend une démarche proactive et organisée, inscrite dans l’expérience, que ne porte pas celle de « santé environnement », relevant davantage d’une conditionnalité aléatoire. La question de la signification de la notion de santé et de ce qu’elle véhicule au plan de l’intervention collective, apparaît ici centrale. Son articulation avec l’environnement souligne la continuité des liens qui associent entre eux l’ensemble des organismes vivants et le substrat physico-chimique qui a permis leur émergence mais aussi la dimension incertaine de cette relation que la tradition française a beaucoup de mal à reconnaître du fait de son ancrage massif dans une épistèmê de la rationalité cognitive, scientifique, administrative ou politique, et de sa difficulté concomitante à prendre en compte les registres de l’existence, plus individualisés et aléatoires.
Si l’environnement constitue une ressource vitale, il n’est pas dénué de risques ou de contraintes, démultipliés par sa plasticité aux impacts des actions humaines capables d’en altérer massivement les caractéristiques et les fonctionnalités. Les connaissances sur la nature des risques, les capacités d’analyser leurs effets et d’évaluer leurs impacts ont considérablement progressé au cours des dernières décennies avec la mise au point d’outils d’investigation, de mesurage et d’analyse spécifiques et au développement d’approches méthodologiques originales, adaptées à ce nouveau champ de recherche. Ces progrès cognitifs ont permis de mieux cerner la question de la responsabilité et son attribution complexe dans la « société du risque ».
Cet accroissement des connaissances, indéniablement utile pour l’aide à la décision et à la gouvernance politique des risques, trouve cependant une limite dans la persistance, voire l’accroissement de l’incertitude inhérente à l’observation scientifique, démultipliée par la complexité, au plan collectif, des enchaînements et des effets. Les limites de l’expertise dans ces domaines imposent des dynamiques de décision et d’action pragmatiques et flexibles, susceptibles d’évoluer rapidement et de façon importante en fonction des progrès des connaissances (principe de précaution), renouvelant les cadres d’action. Il est illusoire d’attendre d’être en possession de certitudes pour agir. En tout état de cause, la connaissance experte n’est pas le seul levier de l’action, les populations, directement concernées, ont également de façon croissante vocation à se situer et intervenir face aux résonances nouvelles de ces questions.
D’autant que les rapports entre la « santé environnementale », l’évaluation et la gestion du risque relèvent de jeux d’acteurs complexes, au sein desquels la part croissante qu’y prend le public se manifeste non seulement directement mais aussi indirectement, notamment en ce qui concerne la confiance. Parallèlement aux avancées de la connaissance et au renforcement des prises en charge politiques, le regard porté par l’opinion sur le lien entre santé et environnement dans les enjeux de société et la perception qu’elle a des mécanismes de l’impact sanitaire des activités et comportements humains ont évolué. Les préoccupations de « santé environnementale » s’expriment à travers le filtre de facteurs socio-économiques, socio-techniques et socio-éducatifs encore insuffisamment analysés et pris en compte. L’histoire joue un rôle majeur dans l’appréhension par la conscience collective et le monde de la santé de l’irruption de pathologies mettant en cause les développements techno-scientifiques, notamment dans le domaine de la chimie. On peut rappeler à ce propos la façon dont, aux États-Unis, l’univers du travail a permis aux ingénieurs sanitaires d’identifier très tôt l’action délétère d’un certain nombre de composés utilisés en milieu professionnel, à l’origine de pathologies spécifiques, et donc leur rôle dans le développement de la santé environnementale. On peut rappeler également les résistances et les faiblesses de ce point de vue en France, largement à l’origine de scandales sanitaires à répétition.
Ces problématiques nouvelles interpellent les acteurs institutionnels, économiques, politiques, associatifs, ainsi que les chercheurs appartenant à de nombreuses disciplines différentes des sciences du vivant, de la santé et des sciences sociales. Ce sont quelques-uns des aspects de l’ensemble de ces questions que le présent dossier, qui fait suite à un appel en communication rendu public en 2011, permet d’appréhender. Les textes finalement retenus couvrent un large éventail de problématiques, de types d’approches, de champs scientifiques ou de perspectives méthodologiques. C . Deblander et N. Schiffino « Santé environnementale et État fédéral. Quelles stratégies d’acteurs sur l’action publique belge en matière d’ondes électromagnétiques ? » se sont attachées à l’étude des ondes électromagnétiques en Belgique, en mettant en évidence les cadres d’interprétation successifs qui se sont développés pour appréhender, interpréter et faire face au problème collectivement. A. Balez et J. Reunrkilerk « Écosystèmes et territoires urbains : impossible conciliation ? » ont examiné la façon dont l’appréhension en termes de services des écosystèmes peut participer d’un renouvellement du regard et des enjeux urbains, en particulier en matière de santé, à travers le recensement et l’examen d’un large éventail de travaux européens. S. Weissenberger, D. Sampaio Da Silva et R. Schetagne « L'approche écosystémique de la santé des populations : le cas de l’exposition au mercure des communautés riveraines de l’Amazonie et du nord du Québec » développent une analyse comparée, à partir de recherches-action associant dimensions écologiques et sociales conduites auprès des populations indiennes du nord Québec et amazonienne, de la façon dont l’exposition au mercure a fait l’objet d’une prise en compte des populations largement différente. À partir d’une revue de la littérature et d’une enquête de terrain, F. Paddeu « De la santé environnementale à la justice environnementale : l'enjeu de l'asthme infantile dans le South Bronx (New York) » analyse la façon dont l’asthme à New York est passé d’un problème de santé publique à un problème de santé environnementale pour devenir l’un des supports majeurs de l’activisme en matière de justice environnementale, en relation avec le constat d’une prévalence plus importante de la pathologie au sein des minorités. D. Siret « Rayonnement solaire et environnement urbain : de l’héliotropisme au désenchantement, histoire et enjeux d’une relation complexe » examine l’évolution du rapport collectif au soleil dans les pays développés depuis son émergence au milieu du XIXème siècle, de l’héliotropisme, à visée sanitaire, à ce qu’il nomme le désenchantement contemporain, lié à la fois à la prise de conscience des risques liés à l’exposition au soleil et à la montée d’une relation plus technique et économique avec le développement de l’énergie solaire. L. Tollec et al. « L’Évaluation d’Impacts sur la Santé (EIS) : une démarche d’intégration des champs santé-environnement dans la voie du développement durable Application à un projet d’aménagement urbain : la halte ferroviaire de Pontchaillou à Rennes » présentent un retour d’expérience de terrain, de construction et de mise en œuvre d’une démarche d’Évaluation d’Impacts sur la Santé (EIS) d’un projet d’aménagement urbain. Cette démarche participative a pour but de minimiser les impacts négatifs et maximiser les impacts positifs du projet sur la santé et la qualité de vie des populations. Leur méthodologie basée sur l’élaboration d’une grille multicritères intégrant plusieurs déterminants de la santé vise à suggérer une liste de recommandations à destination des décideurs et pourrait également être utilisée dans des contextes similaires. I. Hajek « Traitement des déchets et santé environnementale : la science, un facteur d’acceptabilité locale ? L’exemple de l’incinérateur à Fos-sur-Mer » montre que la perception des problèmes posés par les déchets ainsi que celle des modes de résolution à mettre en œuvre a évolué et s’est transformée sous l’influence des références croissantes au développement durable, elle-même sous l’effet d’une globalisation du problème environnemental et de l’émergence d’une interprétation écologique de la santé, dans un contexte d’intégration croissante entre milieux construits et milieux naturels. Cette requalification écologique et sanitaire des déchets entraîne un certain nombre de contraintes dont témoigne de manière exemplaire la situation fosséenne. Enfin, à travers les conflits relatifs au syndrome d’hypersensibilité chimique (MCS), A. Luneau « L’invisibilité du « syndrome d’hypersensibilité chimique multiple » : les conséquences de l’absence d’un espace de conflit » expose les difficultés pèsent sur la reconnaissance du lien entre l’environnement et la santé.
Notes
1 La baisse récente de l’espérance de vie en bonne santé témoigne directement de ces difficultés.
Helga-Jane Scarwell, Isabelle Roussel et Lionel Charles, « Environnement et santé : quels enjeux, quels acteurs, quelle intelligibilité ? », Développement durable et territoires [En ligne], Vol. 4, n°2 | Juillet 2013, mis en ligne le 16 juillet 2013, consulté le 12 septembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/developpementdurable/9848 ; DOI : https://doi.org/10.4000/developpementdurable.9848