C’est seulement depuis quelques années que les émotions sont un sujet d’intérêt pour la recherche sur la prise de décision. Jusqu’alors, le décisionnaire était abordé comme un être se comportant en fonction de principes rationnels et distinctement formulés. Depuis Platon, Kant et Descartes, il est considéré que la logique propre, purement rationnelle et mathématique, écartée de toute considération affective, peut mener à la solution quel que soit le problème. Selon ces théories, une décision est inspirée de données sensorielles, d’événements, de faits et de documents. Si les prémices d’une intervention émotionnelle dans la prise de décision sont déjà discernables, dans le principe de l’antithèse [1][1]Principe d’expressions d’émotions opposées mettant en évidence… de Darwin dans The expression of the emotions in man and animal (1872), ou dans les recherches de Lazarus (1991), ce n’est qu’en 1994 que Damasio affirme nettement que les émotions sont nécessaires à la prise de décision. À partir de sa théorie des marqueurs somatiques [2][2]Les émotions secondaires préviennent l’individu par une… ou « perception des émotions secondaires des conséquences prévisibles » (p. 240), cet auteur explique, non seulement, le processus de décision, mais surtout, la rapidité de notre cerveau à décider, de quelques fractions de secondes à quelques minutes selon les cas. Selon lui, le raisonnement pur ou mathématique réclame une mémoire d’une capacité illimitée à retenir la multitude de combinaisons probables pour prévoir les conséquences de telle ou telle décision. Une capacité dont l’homme ne dispose pas. C’est la raison pour laquelle la mémoire est soutenue par divers repères émotionnels. Une décision perçue par l’émotion comme néfaste est automatiquement associée à une sensation déplaisante au niveau du corps (soma), puis rejetée immédiatement afin de laisser place à un plus petit nombre d’alternatives. Lorsque l’émotion ressentie est positive, l’alternative est « marquée » et conservée.
Une prise de décision est, en effet, neurologiquement parlant, très rapide, bien moins d’une seconde, lorsqu’il s’agit de réagir face à un danger immédiat, l’émotion est, alors, prédominante. Lorsque la décision s’établit comme un processus cognitif avec le temps pour la réflexion, dont la conséquence est un choix entre diverses alternatives, l’émotion, sans prévaloir, intervient. Ne dit-on pas, je « sens » que je n’ai pas pris la bonne décision ? À ce moment, l’émotion se présente comme un signal inconscient de l’efficacité de notre choix (Lazarus, 1991). Plus encore, de prime abord, en tant que processus d’ajustement et d’évaluation, elle joue un rôle modérateur de la commande de décision rationnelle (Gratch, 2000).
Pour comprendre les différents rôles joués par les émotions dans la prise de décision, il faut distinguer deux types d’action. Tout d’abord, l’émotion permet de prédire les conséquences de la décision et de composer les scénarios projectifs. Capturer une proie, c’est deviner les actions de l’animal que l’on veut capturer. Échapper à un prédateur, c’est deviner les intentions de celui qui vous attaque. Puis, l’émotion immédiate, au moment de la prise de décision, confirme le bien fondé du choix. Ainsi, Loewenstein et Lerner (2003) illustrent cette théorie par l’exemple d’un investisseur confronté au choix face à un investissement risqué. Pour prendre sa décision, cet individu tente de prédire les probabilités des différentes retombées, gagner ou perdre son argent. L’émotion immédiate, lors de sa prise de décision, l’anxiété, peut soit le décourager, soit l’amener à écarter les regrets au cas où le choix s’avèrerait néfaste.
Or, selon Lazarus (1991), l’émotion dépend d’une combinaison, motivation-intérêt-environnement, induisant l’individualisation de la décision. Chacun possède, en effet, ses propres intérêts, des valeurs personnelles, induisant, notamment dans le cadre de l’organisation, une démultiplication des décisions et choix individuels, qui en complexifie la gestion efficace et aboutie. Comment faire pour harmoniser et combiner ces individualités décisionnelles ? Dans un premier temps, il s’agit de considérer que les émotions sont parties intégrantes de la prise de décision, tant au niveau exécutif que managérial. Dans ce sens, malgré une certaine conviction inverse, l’organisation et ses membres décideurs ne prennent pas les décisions stratégiques uniquement sur des bases cognitives. Ainsi, imposer aux employés d’utiliser une logique purement rationnelle, fondée sur une décision prescrite, semble peine perdue. Provoquer une émotion commune à la majorité et communiquer par l’émotionnel s’avère indispensable. Pour cela, cet écrit propose de décrire les tenants et aboutissants de la prise de décision managériale, peu développée sous l’angle « émotionnel », au travers de l’émotion des raison.
Source : L'émotion et la prise de décision Delphine van Hoorebeke