Ainsi que le dit le Président : «Notre liberté, celle de nos enfants n’est plus un acquis.» S’annoncent selon lui «des décisions historiques». Il en appelle dans son adresse aux Français·es le 2 mars 2022 à un «nouveau modèle économique fondé sur l’indépendance et le progrès». Etymologiquement, l’économie, c’est la règle de la maison, l’habitat des êtres vivants. Une économie nouvelle suppose donc de reconsidérer nos manières de vivre, d’habiter la Terre. Or, les résultats d’innombrables travaux scientifiques que nous, chercheuses, chercheurs, conduisons ou observons à toutes les échelles sont sans équivoque.
L’économie qui prévaut à ce jour est totalement indécente : urbanisation et artificialisation galopantes, dépendance grandissante aux marchés globalisés, inégalités angoissantes sans cesse croissantes. A l’opposé, l’économie nourricière fondée sur le respect de la terre -Terre, de ses habitant·e·s, du vivant est chaque jour un peu plus repoussée. L’attention se porte alors sur les secteurs de «notre agriculture, notre industrie» qui selon le Président «vont souffrir soit parce qu’ils dépendent des importations des matières premières venues de Russie et d’Ukraine, soit parce qu’ils exportent vers ces pays». Eh bien parlons-en justement.
Les agricultures, les industries sont plurielles, non réductibles au modèle agro-industriel dépendant des exportations, importations et dorénavant des technologies aux mains des Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft). L’agriculture paysanne dans ses différentes formes, agroforesterie, agroécologie, de même que la permaculture, ne dépend pas des cours mondiaux des marchés, pas plus que des engrais chimiques pour la plupart d’ailleurs fabriqués à partir du gaz russe. Les paysages nourriciers qu’elles façonnent prennent soin de fournir le blé localement, de faire du pain pour les gens, de créer du lien socialement, culturellement, économiquement, en lieu et place de spéculations sur les marchés. A la croissance effrénée, elles préfèrent croître avec les vivants, favorisant nos capacités à habiter autrement, sans artificialité, dans la responsabilité et la mesure des tout premiers communs : l’eau et l’air, les paysages ainsi que la terre.
Des projets qui ont perdu la raison
Or, une véritable guerre est menée à ce jour à la terre. Les territoires connaissent un accaparement sans précédent, transformant les espaces nourriciers en espaces mortifères où paysages, habitant·e·s et paysan·ne·s sont éprouvés par des projets qui ont perdu la raison. Ces entreprises nécessitent des surfaces de plus en plus conséquentes, une dépendance croissante aux énergies fossiles pour les cultures, l’approvisionnement, le transport. Elles s’accompagnent d’une mise à nu des sols ainsi pollués et appauvris, ne pouvant plus faire lieu, ne pouvant plus faire liens.
La production d’agrocarburants, les méthaniseurs agricoles industriels, les systèmes industriels de productions animales de 50 000 poulets, 6 000 porcs, 1 000 vaches, les fermes urbaines connectées… captent les ressources, les aides publiques, et plus encore nos communs. La contribution de plus de 500 chercheurs en date du 18 mars dernier sur le site du Potsdam Institute For Climate Impact Research précise les non-sens d’une telle économie.
A grand renfort d’argent, d’énergie, d’intrants chimiques, ils ont une productivité énergétique quasi nulle, inverse à leurs illusoires promesses. Cela, alors même que l’indépendance en la matière redevient d’actualité et surtout que l’énergie sociale, vivante, culturelle peut fonder d’autres choix, économes et décents ; celui du réempaysannement de nos territoires et, avec lui, ceux de la désurbanisation, de la démassification, de la relocalisation.
Parlons aussi de la guerre menée contre l’eau. L’industrie et l’agriculture spéculatives qui soutiennent l’urbanisation généralisée ont une conséquence directe : la liberté d’accéder à la «ressource» ne coule plus de sources aujourd’hui en France. De plus en plus polluées, aux pesticides notamment, ces dernières sont accaparées par des projets totalement démesurés telles les méga-bassines. La confiscation des biens communs, du lien que les citoyen·ne·s tissent avec leur espace de vie suscite des tensions exacerbées.
Les voies de l’innovation
Les agricultures paysannes sont les voies de l’innovation. Elles rendent possible une économie de la concrescence, et non plus celle de l’excroissance, elles dessinent les contours du post-urbain, plutôt que ceux du post-humain. Leur ingéniosité fonde les techniques du discernement participant de la démondialisation des villes, de la désurbanisation de la Terre, au lieu de s’en remettre au solutionnisme technologique en faveur de l’automatisation sans limite des activités, des pratiques, de l’exploitation des ressources et du vivant.
Permettrons-nous aux paysan·ne·s d’accéder à la terre, y élever des paysages nourriciers pour la société comme y travaillent le mouvement citoyen Terre de liens, mais également l’Atelier paysan, les réseaux Semences paysannes ou encore les Soulèvements de la terre ? Ou bien le monde politique continuera-t-il à les sacrifier et à faire ainsi des espaces des champs de guerre de l’agrobusiness d’où les habitant·e·s fuient pour toujours et encore grossir la démesure les villes, et où, pour les habitant·e·s qui y restent, vivre se réduit à tenter de survivre ?
Quand le sens même d’habiter est menacé, quand la cohésion sociale se retrouve si fragmentée par une économie de la gabegie, peut-on encore parler de «progrès» ? Nous alertons le monde politique ; l’énergie dont nous avons tant besoin est non pas celle du productivisme et du technologisme en trompe-l’œil, non pas celle des gazoducs, des champs pétrolifères, mais celle des paysages nourriciers au fondement d’une autre géographie, du ménagement et non de l’a-ménagement. Une géographie post-urbaine. Celle qui ouvre pour les générations futures un possible demain. Lui tendrons-nous la main ?
Signataires : Nicole Pignier Ecosémioticienne, université de Limoges, Guillaume Faburel Géographe, université Lyon-2, Augustin Berque Géographe et orientaliste, EHESS, Paris, Barbara Métais-Chastanier Etudes théâtrales, université Toulouse-2, Chris Younès Philosophe, Ecole spéciale d’architecture, Paris, Jocelyne Porcher Sociologue, Inrae, Montpellier, Willy Pelletier Sociologue, université de Picardie, Paul-Emmanuel Loiret Architecte, LEAV, Ensa Versailles, Sylvie Pouteau Biologiste en éthique végétale, Inrae, Paris-Saclay, Gilles Clément Jardinier botaniste, Versailles et Limoges, Aude Astier Arts du spectacle, université de Strasbourg, Gilles Ebersolt Architecte, LEAV, Ensa Versailles, Climène Perrin Etudes théâtrales, université Paris-8, Bastien François, Politiste, université Paris-1, Eliane Beaufils Etudes théâtrales, université Paris-8, Barbara Glowczewski Anthropologue, CNRS, Sylvie Lévêque Aménagement, université Lyon-2 et INRS Montréal, Quentin Rioual Histoire de la scénographie, Ecole nationale supérieure des Arts décoratifs de Paris, Bruno Guiatin Ecosémioticien, université de Ouagadougou, Victor Babin, Géographe, université Lyon-2 et Ensa Grenoble, Jean-Christophe Angaut Philosophe, Ecole normale supérieure de Lyon, Geneviève Michon Ethnobotaniste, IRD, Montpellier, Till Kuhnle Littérature comparée, université de Limoges, Sophie Allain Sociologue, Inrae Paris-Saclay, Fiona Delahaie Ecosémioticienne, université de Limoges, Agnès Foiret-Collet Arts plastiques Institut Acte, université Paris-1, Michel Duru Agronome, Inrae Toulouse, Serge Morand Ecologue de la santé, CNRS Bangkok, Eleni Mitropoulou Sémioticienne des médias, université de Haute-Alsace, Marie Virolle Anthropologue, CNRS et éditrice, Sophie Anquetil Linguiste, université de Limoges, Florence Pinton Sociologue du développement, AgroParisTech, Paris-Saclay, Mireille Merigonde Ecosémioticienne, université de Limoges, Fabien Granjon Sociologue, université Paris-8, Nathalie Corade Economiste, Bordeaux Sciences Agro, Alice Canabate Sociologue, université Paris-5.
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