Nastco-Przemyslaw Koch
Devant les transformations et crises du monde contemporain, beaucoup convoquent l'éthique. L'éthique, cela désigne généralement en philosophie morale la capacité à faire des choix d'actions nous permettant de nous situer nous-même, en tant qu'individu et dans la société, et d’y agir en conformité avec nos valeurs. Elle a donc un rapport étroit avec nos valeurs, et concerne tout autant les pratiques, notamment les discours réflexifs, facilitant cette mise au point. Elle est aussi l’ensemble des pratiques qui nous permettent de faciliter cette conformité entre paroles, valeurs et actions. Elle désigne également l'éthos, qui signifie étymologiquement notre mode d'être au monde. Elle n’est donc pas seulement une discipline théorique mais bien pratique, et donc, en tant que pratique transformatrice, une discipline qui s’attache à soigner nos us et coutumes. Après avoir déconstruit et rappelé les attaches pratiques et théoriques de la philosophie, j’aimerai éclaircir ce point fondamental du lien entre le soin, la thérapeutique donc, et l’éthique philosophique.
La philosophie, discipline théorique par essence ? Selon Pierre Hadot, philosophe et historien de la philosophie, la discipline qu'est l'amour de la sagesse comportait en Grèce Antique une dimension pratique visant à transformer chacun.e entreprenant la démarche philosophique. Petit à petit, la dimension pratique et transformatrice de la philosophie, qu'Hadot appelle "exercice spirituel", a progressivement été négligée par la philosophie institutionnalisée ; notamment lors de sa récupération par les dogmes religieux (chrétiens notamment), qui lui confisquèrent sa dimension proprement vécue, transformatrice, et mobilisant une certaine confiance, voire une foi. La philosophie devint alors l’activité des seuls théoriciens ; une entreprise de connaissance rationnelle et abstraite, maniant des concepts détachés de tout ancrage situationnel. Depuis, la pratique contemporaine de la discipline de la sagesse se distingue dans la doxa par sa dimension mentale. Ce constat fera dire à Henry D. Thoreau, qui perçut à son époque la perte de la vie philosophique en tant qu'expérience et donc sa réduction au simple raisonnement : "Il y a de nos jours des professeurs de philosophie, mais pas de philosophe".
Pour l’anecdote, aujourd’hui, différents courants contemporains rétablissent pourtant la philosophie en affirmant leur ancrage dans l’expérience. L'existentialisme propose d'attester des angoisses fondamentales de l'homme pour le responsabiliser, et par là le libérer, de son vivant. La phénoménologie, elle, propose une étude de la sensation première et de la conscience dans le but de la connaissance des phénomènes sous l'angle incarné. D'autres courants contemporains de philosophie, comme les philosophies du care, de l'écologie, du féminisme, proposent elles aussi des moyens de transformer le monde au sens de Karl Marx dans son célèbre manifeste : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe, c’est de le transformer ». Ainsi, la philosophie redécouvre l’éthique au sens premier : par ces réflexions, elle recouvre en partie son activité essentielle et fondatrice, qui est de penser le rapport au monde afin d’y agir en pratique.
J'aimerais ici reprendre certaines des idées de P. Hadot et m'interroger sur le rapport entre l'éthique et la thérapeutique. Cela afin de penser la philosophie comme un moyen effectif de transmuter le monde en le soignant, et de faire réfléchir l'humain sur son état, son statut, sa vie, son ancrage. Il existe ici deux situations thérapeutiques différentes qui dépendent de leur objet. La première concerne la démarche qui vise à se transmuter lorsqu'on se trouve en état de vulnérabilité nous-même ; la seconde est la démarche qui vise à se transmuter lorsqu'on trouve que cet état de vulnérabilité tient à l'état du monde (environnement, justice sociale...). Evidemment, ces deux états s’entrecroisent en pratique, et cette distinction ne tient qu’à des fins d’analyse. Le propos central, c’est que les situations sociales et environnementales nous font ouvrir et même désirer la perspective d'un soin effectif vis-à-vis de ce monde et de notre comportement à son égard. La philosophie serait-elle à même de nous soigner, en tant qu’humanité dans le monde, d’un côté, et en tant qu’humanité le façonnant, de l’autre ?
Hadot montre que la pratique des exercices spirituels est au cœur des traditions philosophiques de l'antiquité. Le dialogue, dans le platonisme, est ce qui entraîne la réflexivité par un questionnement bien senti, et permet ensuite aux interlocuteurs notamment de Socrate de modifier leurs attitudes ; le respect de la droiture morale et la pratique du discernement, chez les stoïciens, permet de se convertir au sens de la transformation de soi, aidant à agir dans le monde tant les anciens esclaves (Epictète) que les empereurs (Marc-Aurèle) ; chez les épicuriens, c'est l'ancrage dans le présent et la reliance aux plaisirs simples de la vie qui permet au philosophe d'atteindre l'ataraxie (absence de trouble). Toutes ces pratiques ont pour effet de transformer le rapport au monde de celui qui les exécute en conscience. Mais, en transformant ce rapport, elles transforment aussi du même coup le monde puisque le sujet y agit.
Allons plus loin. Il s'agit non seulement de pratiquer une éthique de soi au sens de l’introspection, afin d'analyser son être, ses désirs, ses peurs ; il s’agit tout autant de prendre conscience de l’appartenance à un monde qui nous dépasse et nous constitue. De retourner à nous-même pour nous rendre compte que notre identité, en tant qu'être, n'est rien en dehors du monde. Pour Alan Watts, dans Le livre de la sagesse : "plus on s'acharne à résoudre la question 'qui ou que suis-je', plus on s'aperçoit que l'on n'est rien du tout si l'on se considère à part de tout le reste" (p. 119). Hadot, de son côté, n'hésite pas à reprendre le concept de conscience cosmique (inspiré par le terme grec de cosmos) pour décrire l'appartenance de l'humain à son englobant, à son environnement. Une idée reprise ça et là dans toute philosophie écologique sérieuse, et qui mêle écologie spirituelle et politique.
Mais là n'est pas mon propos. Que se passe-t-il lorsque l'humain se transforme ? N'est-ce pas en cela que l'on parle d'une spiritualité ? La spiritualité, comme évoqué plus haut, a souvent été capturée par les religions institutionnalisées. Mais à l'instar de Christian Arnsperger on peut affirmer pouvoir développer le questionnement existentiel hors de la référence religieuse dans une philosophie spirituelle a-confessionnelle, à condition de soumettre à la pensée et à la praxis notre questionnement. Si nous poursuivons notre lecture de son ouvrage Ethique de l'existence post-capitaliste, on lira que le capitalisme, en tant qu'il prétend répondre à nos peurs existentielles, nous propose lui-même une spiritualité. Pas de chance pour elle : elle s'auto-mange la queue comme le serpent Ouroboros ! Challenge, mais aussi chance pour nous, si l'on veut bien le voir ainsi : l'échec de cette spiritualité de substitution nous enjoint à nous renouveler. L’analyse d’Arnsperger propose d’ailleurs des pistes d’interrogations permettant d’aboutir à des pratiques de soin de soi dans le monde capitaliste - qu’on souhaite quitter mais qui nous conditionne. Holderlin, dans cette sentence dévoyée (désolé!), nous encourage : là où est le danger croît aussi ce qui sauve.
Or : l’éthique m’impose une réflexion sur mon être. Mon éthique, ma manière de mener ma vie, m’interroge et me fait ressentir des émotions, liés à des besoins existentiels. Suivant le travail de Marshall Rosenberg, initiateur de la communication non violente, notre comportement est relié à des besoins fondamentaux communs à notre humanité. (Arnsperger évoque lui aussi une forme de nature humaine moderne en parlant de peurs existentielles.) Ma transformation, en tant qu’humain, et la nécessité de celle-ci à notre ère d’anthropocène, est l’objet-même de tout processus thérapeutique. De fait, comme pratique de soin, la thérapie prévient, soigne ou atténue les maladies. Mais en psychologie, la thérapie est aussi ce qui permet de s’interroger sur la réalisation de soi. Comme l’a remarqué Maslow à son époque, il s’agit de ne pas considérer que la psychologie, ça n’est bon qu’à soigner des névroses ou des psychoses, car tout un chacun peut tirer de la discipline des enseignements pour elle ou lui. La psychologie s’adresse à tout le monde, car chacun s’interroge sur la meilleure manière de vivre dans le monde. Fort de ce constat, Maslow fonda (avec d’autres) la psychologie humaniste. Les exercices spirituels proposés par les Grecs Antiques étaient également destinés à toustes celles et ceux qui souhaitaient vivre en philosophes en s’interrogeant sur leur vie, en portant sur elle (et donc sur eux-mêmes) une attention bienveillante : en apportant du soin dans la plus englobante de leur pratique quotidienne : c’est-à-dire la vie. Et notamment, nous interroger en philosophes consiste à nous poser la question de la transcendance : au nom de quelle valeur j’agis ? Comment réagir de façon appropriée lorsque je me trouve dans une situation de tristesse ? de colère ? de violence ?
Pourtant, les exercices spirituels comme thérapeutiques qui nous interrogent sur nos pratiques demandent du temps. C’est précisément ce qui nous manque à l’époque moderne : des temps de réflexivité, individuelle et collective, sur nos usages, nos modes d’être-au-monde. Selon Hartmut Rosa, philosophe social allemand, les axes de résonance sont en danger dans des sociétés de l’accélération. “Il faut continuer d’avancer, même pour faire du sur-place”. Soumis à des rythmes-toiles d’araignées, desquels se déprendre est délicat ; soumis, également, à la compétitivité et la concurrence, axiomes auxquels nous adhérons même volontairement, les justifiant par l’impératif de liberté, d’autonomie ou de mérite ; ces formes d’aliénation à nous-mêmes nous empêchent d’adopter des attitudes sereines et patientes, respectant nos rythmes. Ces axes de résonance sont pourtant ceux par lesquels nous nous connectons entre nous, et sont donc d’une certaine façon à la source de notre morale. Développer ces axes,par des pratiques de soi patientes, par des cercles de paroles ou par des thérapies, peut donc servir à ré-interroger nos rapports au monde quotidien. C’est le lien entre éthique et thérapeutique : créer et participer à des espaces d’interrogation sur nos besoins et nos valeurs - une pratique que l’on qualifie donc de spirituelle - pourrait être clé dans le monde qui vient.
La patience est-elle le chemin que l’on emprunte vers la guérison ? Car patience vient de pathos, peut-être a-t-elle trop été assimilée à la souffrance, la nécessité de l’action étant son envers et remède. Mais le pathos a également donné à l’occident son empathie. Selon l’anthropologue David Abram : “Il se pourrait bien que la nouvelle « éthique environnementale » (...) – qui nous demande de respecter et de prendre en compte non pas seulement la vie de nos congénères humains mais aussi la vie et le bien-être du reste de la nature – puisse naître non d’abord des conséquences logiques de nouveaux principes philosophiques ou de restrictions légales, mais à travers une attention renouvelée à cette dimension perceptive qui sous-tend toutes nos logiques, à travers le renouvellement de notre empathie charnelle, sensorielle avec la terre vivante qui nous nourrit”. Serait-ce donc une
La réflexivité sur nos propres pratiques (l'éthique) nous permettrait-elle donc de prendre un meilleur soin de nous-mêmes (la thérapeutique) ? Nous rejoignons ici les différents enjeux contemporains. Car la thérapeutique bénéficie de l'apport de tout un chacun : prospectivistes et utopistes, ingénieures et consultantes, docteures... Par exemple, la question de la décroissance implique l'anticipation d'usages, la production collective et l'organisation de celle-ci, l'accompagnement des individus et des collectifs dans leurs deuils respectifs, la redirection et la fermeture des technologies zombies, la collectivisation et l'empowerment politique des communautés... Chacun.e pourra donc jouer son rôle, apporter son soin et son attention dans les futurs qui se dessinent.
Alors, qu'est-ce que l'éthique finalement ? Est-ce un simple questionnement sur le bien et le mal ? Ou est-ce une interrogation bien plus large consistant à prendre pour objet de réflexion sa propre vie, et donc assumant de s'interroger sur sa finalité existentielle ? On laisse à chacun.e le soin de répondre. L'ancrage dans la thérapeutique nous propose de répondre librement à cette question en nous accordant sur une certaine anthropologie : celle de s'interroger spirituellement. Où allons-nous ? Que faisons-nous ? Comment nous améliorons-nous ? L'urgence des différentes situations ne doit pourtant pas nous faire oublier de nous soutenir en tant que et au sein de nos collectifs. Et qui sait, nos réflexions éthiques se poursuivront peut-être dans le soin apporté à nous-mêmes et à nos écosystèmes !
Quant à la dimension pratique de la philosophie, ou philosophie de terrain, elle se développe, poco a poco, comme discipline tentant de rendre ses lettres de noblesse à l'ancrage situationnel de toute théorie. Prenez soin de vous ! Et peut-être l’amour de la sagesse deviendra-t-il la sagesse de l’amour. _
Maxime Caron
Références :
- Pour une philosophie de terrain, Christiane Vollaire, Créaphis Editions, 2017
- Exercices spirituels et philosophie antique, Pierre Hadot, Albin Michel, 2002 (édition revue et augmentée)
- Héritage et Fermeture, Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, Alexandre Monnin
- Résonance, une sociologie de la relation au monde, Hartmut Rosa
- Comment la Terre s’est tue ? Pour une écologie des sens, Abram, David