Résumé :
- Le concept de bioéconomie s’est introduit dans la sphère académique depuis les années 70 mais il fait l’objet d’une forte attention de la part des politiques publiques depuis peu ;
- Les attentes vis-à-vis des utilisations de biomasse se multiplient : fourniture de l’alimentation pour des milliards d’habitants à l’horizon 2050, production d’énergie renouvelable et faible en émission de gaz à effet de serre, réduction de la dépendance aux énergies fossiles, redynamisation du secteur agricole et des économies rurales ;
- Néanmoins, le déploiement d’une économie entièrement bio-sourcée rencontre de nombreux obstacles à la fois technologiques, économiques, réglementaires et sociaux.
Depuis une dizaine d’années, le terme « bioéconomie » apparait très souvent dans les publications académiques et s’est rapidement diffusé dans différentes sphères, institutionnelles, scientifiques et entrepreneuriales. C’est aussi dans ces sphères où émergent des théories et définitions controverses de la bioéconomie, malgré des similarités concernant les problèmes majeurs qu’elle entend résoudre tels que : l’épuisement des énergies fossiles, le réchauffement climatique ou la croissance démographique puisqu’elle repose sur la sollicitation des ressources biologiques renouvelables comme matières premières pour la fabrication d’une multitude de produits (énergie, chimie, matériaux et alimentation).
Cet article vise à apporter des éléments de réponse à quelques questions principales sur la notion de bioéconomie : comment est-elle définie selon les différentes sphères, quels sont les cadres théoriques sur lesquels elle est fondée, quels sont les potentiels de développement économique et les principaux défis/risques éventuellement associés ?
La bioéconomie : de la conceptualisation dans les sciences économiques…(source)
Aujourd’hui, la juxtaposition du préfixe « bio », évoquant le vivant, aux différents termes comme « bioproduits », « biologie », « biodiversité », « biochimie », « l'agriculture biologique », etc., est tellement utilisée qu’elle laisse penser que « bioéconomie » n’est pas plus qu’un effet de mode.
Bioéconomie n’est pas un concept nouveau. En sciences économiques, le terme bioéconomie est intégré au début des années 1970s dans les modèles théoriques développés par le mathématicien-économiste américain Nicholas Georgescu-Roegen dans son ouvrage paru en 1971 « The Entropy Law and the Economic Process », et l’économiste français René Passet, dans son ouvrage « L'économique et le vivant » paru en 1979. La bioéconomie, selon Georgescu-Roegen, s’appuie sur l’ensemble des acteurs et des activités économiques : le rôle des entreprises dans l’application des technologies efficaces, économes et propres dans le processus de production et de transformation, le rôle des politiques publiques dans l’orientation des dépenses et la régulation de l’activité industrielle, le rôle des consommateurs dans leurs changement des comportements vers une plus grande sobriété et plus forte équité intergénérationnelle.
Georgescu-Roegen et Passet mettent l’économie au cœur de la sphère environnementale. Les lois économiques sont donc soumises aux principes du vivant (cycles, stocks disponibles, conditions de renouvellement de la biomasse, lois biologiques et thermodynamiques, etc.). Les auteurs critiquent ainsi les pensées économiques néo-classiques avec des modèles dits « bioéconomiques », qui intègrent à la fois des variables écologiques et économiques pour déterminer un seuil d’exploitation maximale des ressources. Les économistes néoclassiques considèrent le composant « environnement » comme un effet externe généré par le système économique et nécessitant d’êtreinternalisé, ce qui pour Passet revient à « nier la spécificité de phénomènes (des externalités environnementales) pour les réduire à une pure quantification de type économique ». L’approche de Georgescu-Roegen et Passet consiste à considérer les enjeux écologiques comme ce qui englobent des activités économiques, et non ce qui l’entourent et peuvent être intégré à la marge - comme ce que signifie le terme « externalité » (Delgoulet et Pahun, 2015). La figure 1 illustre la divergence entre modèles économiques néoclassiques (figure à gauche) et modèles bioéconomiques de Passet (1979) (figure à droite).
Figure 1. Conceptualisation de la bioéconomie des économistes néoclassiques et de Passet (1979)
Source : Auteur et Passet (1979)
…à l’inscription à l’agenda politique européen et français (source)
La bioéconomie fait l’objet d’une forte attention de la part des politiques publiques parce qu’elle apporte une part importante des solutions attendues à la question majeur posé depuis ces dernières années dans tous les pays : comment diminuer la dépendance aux énergies fossiles tout en assurant l'alimentation et les besoins primaires d’une population mondiale estimée en 2050 à environ 9 milliards d’habitants ?
L’OCDE était la première institution qui inscrivait la bioéconomie sur l’agenda interne suite au rapport La bioéconomie à l’horizon 2030 : quel programme d’action ? (OCDE, 2009). La bioéconomie est définie comme « un ensemble d'activités économiques liées à l'innovation, au développement, à la production et à l'utilisation de produits et de procédés biologiques ». La mise en œuvre de la bioéconomie dans la publication de l’OCDE est fortement liée au développement des biotechnologies, décrites comme des «innovations de rupture ». Suite à ce rapport, les institutions européennes et les États membres de l’UE se sont à leur tour saisis du concept.
Dans une communication de 2012, la Commission Européenne définit bioéconomie comme un système économique fondé sur l’exploitation des ressources biologiques renouvelables (production et transformation de la biomasse), ainsi que les déchets comme intrants pour la fabrication de produits pour l'alimentation humaine et animale, la production industrielle et la production d'énergie.
A l’instar de la Commission Européenne et les politiques nationales de plusieurs membres Etats comme l’Allemagne, la Finlande, les Pays-Bas et le Royaume-Uni, la France met en place aussi de nombreuses initiatives et politiques publiques ces dernières années, qui visent à orienter les projets de recherche vers des domaines d’activités dans le champ de la «bioéconomie » et à encourager les innovations industrielles dans ce secteur. La Loi sur la transition énergétique du 17 août 2015 a un rôle structurant pour la stratégie de développement d’un système bioéconomique. Elle prévoit la mise en œuvre d’une stratégie nationale de mobilisation de la biomasse et de schémas régionaux biomasse (Décret n° 2016-1134 du 19 août 2016), qui permet de renforcer les activités économiques exploitant et valorisant les bioressources en particulier l’énergie biomasse.
Une « bioéconomie » fondée sur la connaissance (source)
Hormis les États-Unis, pour une fois en retard sur les autres, la plupart des pays de l’OCDE (et bien au-delà mais de manière dispersée) ont pris conscience de la nécessité d’une action rapide et concertée en faveur de l’écologie. Les prévisions des experts en matière climatique et de biodiversité sont en effet de plus en plus alarmantes, et s’il n’est pas question d’envisager une société sans croissance, celle-ci doit être « durable et verte ». Les nombreuses avancées dans le domaine des biotechnologies font espérer des solutions aux problèmes environnementaux créés par le mode de production industriel et la croissance démographique mondiale. Après le rapport de l’OCDE de 2009, la Commission européenne fait sienne la conception d’une « bioéconomie » fondée sur la science[13]. Dans un rapport de 2010 intitulé The Kowledge-Based Bioeconomy (KBBE) in Europe : Achievements and Challenges[14], la Commission présente son idée de la nouvelle économie verte. Ce rapport sera suivi de plusieurs autres, en particulier en 2011 et 2012 : The European Bioeconomy in 2030 : Delivering Sustainable Growth by Addressing the Grand Societal Challenges[15] et L’Innovation au service d’une croissance durable : une bioéconomie pour l’Europe[16]. C’est en gros une poursuite du projet scientifique évoqué plus haut, mais au service de l’écologie. Selon la vision portée par la Commission, les nouvelles sciences et techniques permettront de relever les défis environnementaux auxquels nous sommes confrontés, à condition que les États mènent une politique volontariste et coordonnée.
La Commission identifie six « Grands Défis » en matière environnementale, qu’il faut relever ensemble, d’un même mouvement : une gestion soutenable des ressources naturelles ; une production soutenable ; une amélioration de la santé publique ; une limitation du changement climatique ; une intégration des évolutions sociales ; un développement soutenable au niveau global. C’est en gros l’agenda d’une croissance verte ou soutenable promu par les institutions internationales, en particulier par les Objectifs de développement durable des Nations unies[17].
La bioéconomie est « la production et la conversion soutenables de biomasse, pour une gamme de produits incluant nourriture, santé, fibres, produits industriels et énergies. Une biomasse renouvelable recouvre n’importe quel matériel biologique utilisé comme produit final ou matière première[18] ». Derrière ce jargon typiquement bruxellois se cache une idée très simple. Les ressources naturelles fossiles sont non seulement très polluantes, mais aussi de plus en plus rares. Comme il n’est bien entendu jamais question de produire moins et d’alléger nos prélèvements sur la nature, il faut trouver d’autres ressources, renouvelables, que l’on pourra exploiter sans mettre en péril les grands équilibres de la planète. L’idée est de continuer à produire des voitures et des ordinateurs, des téléphones et tous les autres objets sans lesquels nous ne pouvons plus vivre à partir d’autres matières premières que le pétrole et ses dérivés. C’est là qu’interviennent les progrès techniques récents : les outils de la biologie de synthèse permettent de transformer la biomasse (c’est-à-dire tout ce qui vit ou a vécu sur Terre, mais non fossilisé) en divers produits auparavant issus du pétrole, plastiques et carburants au premier chef. Pour l’instant, la principale source de biomasse est végétale : produits agricoles, résidus de culture et forêts, qui seront transformés en bioplastiques, biocarburants et autres produits industriels « biosourcés », nourriture pour les animaux et les êtres humains, médicaments.
Il n’a quand même pas échappé à la Commission que l’on ne peut ni utiliser toutes les terres agricoles pour produire des plastiques et des carburants, ni raser toutes les forêts, qui sont peut-être une source de biomasse renouvelable, mais très lentement. C’est pourquoi il faudra se doter d’outils scientifiques et techniques qui permettront d’augmenter la productivité et le rendement des cultures (par exemple grâce aux OGM, à la robotique et au numérique), privilégier les espèces à croissance rapide, améliorer l’efficacité des processus de transformation et la qualité des produits. Quant à ce qui ne peut être produit à partir de la biomasse, comme les alliages métalliques, les évolutions espérées des nanotechnologies y pourvoiront. Elles permettent d’ores et déjà de produire de nouveaux matériaux très solides, très légers (donc avec un meilleur rendement énergétique) et « intelligents ». Ces technologies sont au cœur des recherches sur les « habitations intelligentes », qui composeront les « villes intelligentes » de demain, et sur les « transports intelligents » qui n’émettront plus de dioxyde de carbone.
La transition vers une économie décarbonée ne se fera que si « la science, l’industrie, les gouvernements et la société civile travaillent ensemble de manière constructive[19] ». Le rapport identifie quatre domaines sur lesquels doivent porter tous les efforts.
Le premier est celui de la recherche concernant les technologies clés génériques. Celle-ci doit être encouragée et développée, mutualisée et valorisée. La Commission a déjà créé plusieurs dispositifs dont elle a le secret : les ETP (European Technology Platforms), les ERAnet (European Research Area Networks), les IPC (initiatives de programmation conjointe), tout cela prenant place dans les lignes définies par les PCRD (programmes-cadres de recherche et développement[20]).
Le deuxième domaine, fondamental, est celui de l’innovation. Malgré sa foi dans les technologies pour résoudre la plupart des problèmes, la Commission est consciente d’une limitation typiquement européenne et qui n’affecte pas les États-Unis : un très haut niveau scientifique qui ne se matérialise pas assez dans des innovations concrètes et créatrices de valeur. Les raisons en sont multiples selon elle : un esprit d’entreprise moins développé qu’ailleurs, une réglementation trop contraignante, un système de propriété intellectuelle inadéquat, une attitude générale d’aversion au risque, un manque de financements publics et privés pour passer de l’étape « preuve du concept » à celle de la commercialisation, qui est beaucoup trop longue en Europe… Il faut donc modifier les cadres réglementaires pour qu’ils soient « business-friendly » et « innovation-friendly » ; favoriser le développement du capital-risque ; adapter le régime de la propriété intellectuelle ; généraliser les partenariats public-privé (les PPP) pour un partage du financement et des risques ; définir des standards de qualité et de sécurité pour les nouveaux produits à un niveau européen d’abord, puis international, pour favoriser l’émergence d’un level-playing field[21] garantissant une concurrence libre et non faussée dans toutes ces nouvelles sphères d’activité. Suite au lobbying de certaines des industries les plus sales, un « principe d’innovation » a été défini par un think tank émanant de ces industries. Selon ce « principe », tout projet de loi et de réglementation devrait être évalué par l’effet qu’il aura sur l’innovation, valeur suprême à laquelle toutes les autres considérations, par exemple sociales et environnementales, doivent être soumises. Ce « principe » apparaît en tant que tel dans le grand plan Horizon Europe 2021-2027 qui succédera au plan Horizon 2020[22].
Le troisième domaine d’action pour « faire de la vision une réalité » est celui de l’éducation. La bioéconomie telle que l’envisage la Commission est fondée sur la science et la connaissance. Il faut donc une force de travail formée aux nouvelles sciences et techniques, des techniciens de base aux chercheurs de niveau international, mais aussi des gestionnaires et des commerciaux suffisamment instruits dans ces domaines pour en comprendre les enjeux. Comme les évolutions techniques sont de plus en plus rapides, il faut aussi envisager des procédures de formation tout au long de la vie professionnelle. Par ailleurs, pour favoriser l’esprit d’entreprise et l’émergence d’une culture européenne « business-friendly », il faut multiplier les possibilités de passage du monde de la recherche aux affaires publiques et privées, dans les deux sens[23]. Il faut en outre sensibiliser les jeunes à la science, par exemple en créant des concours d’innovations dès l’école et en les immergeant dans une culture scientifique et technique via les programmes scolaires, des expositions grand public, des « journées de la science ». À titre anecdotique mais néanmoins révélateur, une affiche de la Cité des Enfants de la Villette qui couvrait les couloirs du métro parisien en octobre 2016 mettait en scène un enfant disant : « Un jour, je téléguiderai un nuage pour arroser mon potager. » Le message, sans doute destiné à susciter des vocations pour former la relève de la start-up nation chère à Emmanuel Macron, laissait entendre que la géo-ingénierie est une technique écologique.
Enfin, le quatrième et dernier domaine concerne « la gouvernance et le dialogue public ». La bioéconomie concernera presque tous les secteurs et aura des impacts sur la fourniture de biens publics comme la quantité et la qualité des terres arables et le maintien des écosystèmes. La gouvernance devra donc être intégrée au niveau européen pour gérer les interdépendances entre toutes ces activités : comment par exemple déterminer le niveau optimal de terres à consacrer respectivement aux cultures alimentaires, industrielles et énergétiques ? Les arbitrages inévitables nécessiteront une coopération des différents ministères et agences concernés, et ce au niveau européen.
Quant aux risques, il faudra être « vigilant », associer les sciences humaines et sociales à la réflexion, créer des cadres juridiques et de normalisation « adéquats », des comités d’éthique, des chartes et des codes de bonne conduite, des instances supranationales pour encadrer les innovations militaires, et bien sûr associer les populations à la discussion. Ces dernières n’ont cependant pas été consultées lors de l’élaboration de ce projet par des technocrates européens courant derrière les États-Unis pour ne pas « prendre de retard ». Cette utopie n’a jamais été débattue publiquement et démocratiquement en tant que telle, la majeure partie de la population européenne n’en a même jamais entendu parler, pas plus d’ailleurs que de la convergence NBIC ou de la biologie de synthèse. Les peuples européens tendent plutôt à faire preuve de conservatisme, voire de méfiance vis-à-vis des nouvelles technologies, de certaines en tout cas, le refus des OGM l’a bien montré. Il faudra que les scientifiques et les industriels soient « clairs, ouverts et transparents », « communiquent avec le public » en expliquant leurs recherches et l’intérêt de leurs produits, pour que chacun puisse analyser rationnellement les bénéfices et les risques associés à ces choix techniques. Nul doute que si tout cela est bien expliqué, nous comprendrons tout l’intérêt de nous engager dans cette voie d’une bioéconomie technologique et ferons confiance aux scientifiques, aux industriels et à la Commission européenne pour décider de notre avenir.
La Commission européenne poursuit dans cette voie depuis, et a lancé le Pacte vert (European Green Deal) en décembre 2019, « une nouvelle stratégie de croissance[24] ». Il s’agit de construire une « économie moderne et efficace dans l’utilisation des ressources et compétitive, caractérisée par l’absence d’émission nette de gaz à effet de serre en 2050 et dans laquelle la croissance économique sera dissociée de l’utilisation des ressources[25] ». Les Objectifs de développement durable de l’ONU serviront de guide à l’action. Outre tout ce qui précède, l’accent est mis sur les énergies renouvelables, la « transformation numérique » (IA, Cloud Computing, internet des objets, 5G et infrastructures numériques), une réorientation de la Politique agricole commune, l’économie circulaire, l’efficience énergétique et des réseaux « intelligents » partout. Les hautes technologies y ont une part cruciale : il faudra donc largement financer la recherche scientifique et ses transferts à l’industrie. Là aussi, bien sûr, il faudra associer les citoyens à la prise de décision, par exemple à l’aide de plateformes de consultation en ligne. Je reviendrai sur quelques points précis du Pacte vert dans la suite de ce livre.