
près la parenthèse de l'été,
Le Monde
retrouve sa configuration habituelle. Et donc, dans ce numéro, la page
Futurs, qui était l'une des innovations introduites en novembre 2005.
Objectif (ambitieux) :
"Montrer où et comment s'inventent les objets, les idées et les comportements de demain".
Rien n'est plus
étranger à un quotidien d'informations générales que la prospective :
son rôle, par définition, est de rendre compte précisément de ce qui
s'est passé la veille, et non de ce qui pourrait survenir dans cinq,
dix ou trente ans. Définition étroite, cependant, alors que le
décryptage de l'actualité occupe une place grandissante et suppose de
l'anticipation. Comprendre le monde d'aujourd'hui, c'est aussi savoir
dans quel sens il va.
Un journal fait en permanence
de la prévision à court terme, essayant de saisir comment évolueront
les chiffres du chômage, qui sera le prochain président de la
République, ce que pourront faire les soldats des Nations unies au
Liban... Anticiper des évolutions plus lointaines ne va pas de soi.
Invités à la rigueur, sommés de vérifier leurs informations, les
journalistes sont réticents à s'aventurer sur des chemins incertains.
Pour
installer la rubrique Futurs, il a fallu faire preuve de volontarisme,
en dégageant un espace particulier, distinct de la section
Environnement & Sciences. On avait initialement envisagé de publier
une page quotidienne, mais il a paru plus raisonnable de s'en tenir à
une parution hebdomadaire, dans le numéro daté dimanche-lundi.
Cette
rubrique a été confiée à une journaliste au parcours atypique : Laure
Belot, 39 ans, ingénieur chimiste et diplômée de l'Ecole supérieure des
sciences économiques et commerciales (Essec) qui est entrée au service
Entreprises du Monde en 1998 après avoir été conseillère en stratégie dans l'industrie privée. Elle ne prétend pas lire dans la boule de cristal. "Nous cherchons, dit-elle, à
déceler des signaux faibles qui peuvent avoir un futur et une
signification. Essayer humblement de détecter des tendances pour savoir
de quoi demain sera fait."
N'ayant évidemment pas les moyens de faire lui-même de la prospective, Le Monde
va à la rencontre d'inventeurs, de chercheurs ou d'analystes porteurs
de nouvelles façons de penser. Et il le fait avec les outils du
journalisme : enquêtes, interviews, reportages, portraits...
La
rubrique Futurs s'intéresse à toutes les disciplines, des sciences
"dures" aux sciences humaines (philosophie, sociologie...), en passant
par l'économie et la culture. Elle en est à sa trente-sixième parution.
Au fil des semaines, elle nous a fait part de certaines recherches très
pratiques, sur le point d'être commercialisées. Michelin, par exemple,
étudie un pneu sans air qui nous épargnera les crevaisons (Le Monde daté 11-12 décembre 2005). Un jour prochain, il sera possible de trouver exactement chaussure à son pied grâce au scanner (Le Monde daté 25-26 juin).
Parmi
les autres nouveautés à l'étude, susceptibles de nous faciliter la vie
: des opérations chirurgicales ne laissant pas de cicatrices (15-16
janvier) ou des ordinateurs capables de se réparer tout seuls (27-28
novembre 2005). On peut s'interroger en revanche sur l'utilité réelle
de semelles vibrantes qui empêcheraient de tomber (26-27 février) ou
même, dans un tout autre registre, sur des gratte-ciel qui
atteindraient mille mètres de hauteur (19-20 février)...
"Le futur n'est pas une foire aux gadgets ou un concours Lépine permanent",
souligne Eric Fottorino, directeur de la rédaction. Il s'agit chaque
fois de s'interroger sur le sens d'une innovation : à quoi sert-elle ?
Que révèle-t-elle ? De la page Futurs, on attend des choix pertinents,
qui nous éclairent sur le monde en marche, ses espérances et ses folies.
Au
printemps, notre correspondant à Londres, Jean-Pierre Langellier,
faisait état d'une installation séduisante, élaborée par un ingénieur
britannique, Peter Hughes : "Imaginez sur la chaussée un
ralentisseur de vitesse d'un genre particulier : trois plaques de métal
articulées. Chaque véhicule qui roule dessus les met en mouvement du
seul fait de son poids et, par la grâce d'un ingénieux mécanisme
souterrain, déclenche un générateur qui produit de l'électricité
gratuitement..." (Le Monde du 27 mars).
Cet article a laissé perplexe un lecteur de Nouméa (Nouvelle-Calédonie), Raymond Ribot : "Avant d'éclairer la ville, éclairez-moi..." Suivait une démonstration technique, qui se terminait par une question : "L'ingénieur
britannique ne vient-il pas de réinventer une autre forme de mouvement
perpétuel ? Pense-t-il vraiment que l'on peut obtenir de l'énergie
gratuitement ? L'énergie récupérée par ce coûteux dispositif ne peut
provenir que du carburant utilisé par le moteur pour mouvoir le
véhicule. Ne serions-nous pas déjà au 1er avril sans que je m'en sois rendu compte ?"
Il
a été répondu à notre lecteur que, bien entendu, l'énergie récupérée
par le dispositif provient du carburant utilisé par le moteur. Celui-ci
ne consomme pas davantage qu'un ralentisseur classique. Le terme
"gratuit" était une façon de souligner que cette perte d'énergie
mécanique de la voiture est transformée alors que, sans ce dispositif,
elle aurait été "perdue"...
Je ne sais pas si M. Ribot a été
satisfait de cette réponse. Toujours est-il, comme le souligne Laure
Belot, que la rubrique Futurs se risque à parler de prototypes : "Cet
exemple anglais nous a paru intéressant parce qu'il illustre une
tendance : aujourd'hui, on réfléchit au moyen de récupérer, d'une façon
ou d'une autre, de l'énergie et la transformer." Il est d'ailleurs question dans ce numéro du Monde du "retour du charbon" comme solution à la crise énergétique annoncée.
La page Futurs aborde des domaines moins techniques, et donc encore plus incertains. Que se passera-t-il exactement "quand les Etats s'adresseront aux cyber-citoyens" (7-8 mai) ? Quel est "l'avenir de la guerre comme méthode de règlement des conflits"
(23-24 avril) ? On n'est pas dans la science-fiction. Le futur est déjà
là, comme le soulignait le philosophe Yves Michaud à propos des
mutations artistiques (21-22 mai) : la vidéo a introduit dans l'art
occidental la beauté fragile des choses qui passent, l'irisation d'une
goutte de pluie, le tremblement d'une feuille... Mais, face aux écrans,
le public sera de plus en plus amené à interagir, passant de la pure
contemplation à une tout autre attitude.
L'avenir s'invente souvent par des inconnus, qui travaillent sans tapage. Pas facile de les débusquer. Mais Le Monde compte
des lecteurs spécialisés dans tous les domaines. Pourquoi ne nous
feraient-ils pas bénéficier de leurs informations ou de leur savoir ?